60 ans du lac Kir : retour sur le « vieux rêve » du chanoine

Après avoir voulu « nourrir, vêtir et loger les Dijonnais », comme l’annonçait sa profession de foi électorale de 1945, le chanoine Kir élu maire de Dijon relança son « vieux rêve » d’un lac où ses administrés pourraient aussi se divertir. Pugnace, l’édile mena l’affaire à flot, inaugurant de son vivant le lac qui porte encore son nom et fête ce jeudi 20 juin 2024 ses 60 berges.

20 juin 1964. Le chanoine Félix Kir inaugure le lac qui portera son nom. © Archives municipales de Dijon

Article publié dans Bourgogne Magazine n°37 en juin 2014
Par Eric Perruchot

En octobre 1965, par des journées diluviennes, le député-maire de Dijon, Félix Kir, faillit se noyer dans son lac tout juste inauguré un an plus tôt. Ni conte, ni affabulation de tabloïd, c’est le journal Le Bien Public qui en fait ses chaudes larmes. Le chanoine sera finalement sauvé in extremis par deux pompiers dans sa DS officielle qui avait terminé sa course contre le barrage de protection du lac en crue. Les faits relatés par le quotidien sont on ne peut plus clairs : engagé imprudemment sur un sentier inondé, le chauffeur fit demi-tour, mais la DS glissa, aspirée par la crue boueuse. Pourtant expert patenté en tout ce qui pouvait s’expertiser, le chanoine a sous-estimé la violente montée des eaux. Selon le phénomène de la bassine qui déborde, le second barrage qu’il a voulu en amont semble même avoir amplifié la crue au lieu de la contenir. De cette mésaventure, le magazine Times fait alors ses choux gras, rapportant la manière dont le maire regagna Dijon… par le train. Avec en prime, une incongrue publicité internationale sur le lac et sur son personnage à godillots, fervent animateur des fêtes patronales et autres jumelages européens.

Un signe du ciel

En cet instant critique, l’homme public vit-il peut-être même sa vie défiler devant ses yeux ? Se revoyant jeune séminariste à Plombières-les-Dijon, quand l’Ouche dévidait encore ses méandres entre chemin de fer et canal. Pêche à la truite, baignade, glissade sur la rivière gelée et rêveries adolescentes sur un paisible lac de brume, promesses de voiliers et de baigneurs… Par la création d’un plan d’eau au lieu-dit Chèvre Morte, sagesse sera donnée à l’Ouche la rebelle pour offrir aux Dijonnais un miroir, et quel beau miroir !

« Je veux un lac démocratique ! » : c’est sur ce ton qu’il en impose à ses objecteurs politiques réclamant à corps et à cris un projet chiffré, alors qu’une piscine couverte aux allées du parc leur aurait suffi. « Une piscine, c’est un baquet pour les pieds », rétorque le député-maire, qui s’improvise de surcroît « ingénieur d’honneur en travaux publics », « hydraulicien » et « géologue ». On croit rêver !

Le réveil arriva du ciel, à l’orée de la Ve République. Pierre Sudreau, ministre de la Construction de 1958 à 1962 – celui qui servit de modèle, dit-on, au Petit Prince de Saint-Exupéry – survole l’ouest dijonnais par avion. Non pour prêter attention aux rêves de lac du nouveau maire, mais pour cadrer l’aménagement urbain de la ville. Face à la crise du logement, émerge en effet la perspective de construire de nouveaux quartiers sur Fontaine-d’Ouche, Talant ou même le plateau de la Cras à Plombières-lès-Dijon… Une bénédiction pour le chanoine, qui reçut comme un signe du ciel la publication par décret de l’emplacement concédé à son lac sur les plans d’urbanisme.

Une carte postale du lac Kir à l’été 1975 : les baigneurs sont déjà là… et leurs voitures avec, posées à même la plage en l’absence de parkings et d’aménagements. © Collection DijonAvant.com

10 ans de lutte contre les « crustacés »

L’affaire est pourtant encore loin d’être dans le sac. Les réticences des « crustacés » (ndlr, doux sobriquet dont il afflige ses opposants grognons), donnent lieu à de belles empoignades verbales en conseil municipal. Menaçant de manier lui-même le bulldozer si les travaux ne démarrent pas, c’est à un des ses amis, maire de Chaume, qu’il confie le soin de déforester le lit majeur de l’Ouche. Ce genre d’éclats, dont le chanoine était coutumier, ont fait florès et ont construit sa légende.

Cependant, le financement du lac artificiel laisse toujours à désirer. Sa lubie de vendre à hauteur de 200 millions de francs le sable extrait pour creuser le plan d’eau ne se réalisera jamais. Pas de miracle, personne n’y croit. Argileux, le sable répugne aux constructeurs qui s’emploient déjà à bétonner les Grésilles et la colline de Montmuzard promise à accueillir la toute nouvelle université de Bourgogne. Les concessions de terrains, elles aussi difficilement chiffrables, délimitent enfin un plan d’eau de 37 hectares avec plage en sable de Saône et 30 hectares d’espace arboré, qui prendra le nom de son père créateur : le lac du chanoine Kir.

Quoiqu’encensée par tous les Dijonnais, l’œuvre de l’édile en soutane faillit devenir monstrueuse à cause de la déplorable qualité de ses eaux de baignade et de l’absence complète de tout équipement de plage. Pour autant, Félix Kir défend âprement « son » lac : « Il est le résultat de 10 années de lutte », tempête-t-il encore après son inauguration, cramponné à ce nouvel emblème de Dijon comme à son éternelle soutane.

Petit lac deviendra grand

Juin 1945 : l’idée d’« un petit lac près de Dijon » est suggéré par le chanoine Félix Kir dès son élection à la mairie.
1949-1950 : le projet du lac figure dans le plan local d’urbanisme de l’ouest de la ville, au lieu-dit Chèvre Morte.
1954-1958 : études et ébauches réalisées par les services des Ponts-et-Chaussées pour « deux petits lacs étagés ».
1960 : le conseil municipal adopte le projet final d’un seul plan d’eau.
1961 : création de la Société d’économie mixte d’aménagement de l’agglomération dijonnaise (Semaad) chargée de l’opération.
Janvier 1962 : décret ministériel approuvant le plan directeur d’urbanisme qui comprend le lac.
Avril 1963 : début officiel du creusement par la société Grands Travaux de Marseille.
20 juin 1964 : cérémonie d’inauguration sans aucune délégation gouvernementale.
18 juin 1965 : par décision municipale, le lac prend officiellement le nom de « Lac du chanoine Kir ».