Sollicitée par un biais un rien cavalier (un e-mail) il y a de cela trois ans, Camille Laurens avait aussitôt accepté l’idée d’un entretien à Bourgogne Magazine, sa « région d’origine » (elle est née à Dijon). La rencontrer à Paris où elle vit et travaille était compliqué et ce fut finalement encore par e-mail que l’interview s’est faite. À la grande inquiétude de l’auteur de ces lignes, inquiétude bien vite balayée à la lecture des réponses de la prochaine invitée du Club des écrivains de Bourgogne : un entretien comme celui-ci fut un vrai cadeau…
Propos recueillis par Emmanuelle de Jesus
Pour Bourgogne Magazine n°31 / mai-juin 2013
Photo : Gallimard / C. Hélie
Alors qu’elle avait commencé son oeuvre littéraire par ce qui se révélera une tétralogie (lire plus bas), la Dijonnaise Camille Laurens naît à la littérature d’autofiction dans la douleur – celle de la perte d’un enfant. Philippe (Stock, 1995) racontait l’accouchement puis la mort de ce bébé, enquête incessante pour comprendre l’inacceptable… On lui en a fait le reproche, de ratiociner cette mort. Elle en reparle, et à plusieurs reprises dans ce dernier livre, Encore et jamais. Un livre entamé il y a sept ans, reporté, remis cent fois sur le métier, qui a obtenu une bourse Cioran… Pourtant, nous dit-elle – ou plutôt sa jumelle, c’est ainsi qu’elle la nomme – la mort de Philippe n’est pas le noyau de ce livre. Son cœur, c’est le chemin que prend l’homme pour être libre – et la façon dont ce choix, s’il en est un, s’effectue. Peut-être justement à coup de gestes mille fois répétés, singeant la vie et finissant par s’y confondre, tout à la fois gestes tendres et porteurs de névroses… Essai ou réflexion, Encore et Jamais est aussi la démonstration brillante de la façon dont un auteur parvient à exprimer des mots toutes leurs saveurs, comme on presse un fruit : mots à échos infinis, polysémiques et polyphoniques… et dont les humeurs finissent, on l’a testé, par contaminer celle du lecteur.
Bourgogne Magazine : Plus qu’un livre sur la routine ou l’imprévu, Encore et Jamais semble un cheminement sur les voies de la liberté. Etes-vous d’accord ?
Camille Laurens : C’est un livre qui explore les deux versants opposés de la répétition : du côté positif, le refrain, la reprise musicale ou poétique (le vers, la rime…), les séries picturales, mais aussi certains gestes de soin qu’on répète par amour – tout cela libère car il s’agit d’une répétition toujours neuve, qui travaille la nuance et la variation, jamais sclérosantes . Du côté négatif, la répétition signale la névrose, l’enfermement dans des schémas monotones, des routines meurtrières : il convient alors d’en sortir, de conquérir son propre espace non-conformiste, donc d’inventer sa liberté. Dans les deux cas, Encore et Jamais fraie un chemin vers plus de liberté, oui. C’est pourquoi j’ai mis en exergue au chapitre 11 cette phrase de Deleuze : « Si la répétition nous rend malades, c’est elle aussi qui nous guérit ; si elle nous enchaîne et nous détruit, c’est elle aussi qui nous libère. »
Le livre naît moins d’une situation (votre grand-mère refaisant inlassablement les poussières) que d’un mot : votre grand-mère repassant. Avez vous conscience de l’étrange consolation née de ce motif, sans cesse répété, de ces mots que vous explorez à en tordre tout le suc ? La répétition vous est-elle consolation ?
Il est certain que j’ai adapté mon style à mon sujet : mon plaisir en écrivant ce livre a été de travailler la matière même de la langue dans ses aspects répétitifs et d’en sonder, comme je l’ai fait dans mes chroniques sur les mots (Le Grain des mots, Tissé par mille) les différentes strates, l’épaisseur sémantique. Ainsi, « repasser », « repriser » sont chargés d’énergie. C’est celle qu’on entend et qu’on éprouve aussi, au quotidien, dans la formule « Allez, re ! » qui est plutôt joyeuse, finalement. J’ai aimé jouer avec le retour des sonorités, avec la reprise des motifs, des leitmotivs et je suis
Dans ce livre on jouit, on pleure, on est ému, on vibre devant des tableaux, des pièces de musique, ou le spectacle familier des gestes quotidiens. Mais on n’y sens pas le bonheur, la joie pure. Êtes-vous d’accord avec cela ? Est-ce qu’Encore et Jamais est un livre de joie ? Ou un livre d’espoir ?
Je ferais une distinction entre le bonheur et la joie. Le bonheur est un état, et en ce sens Encore et Jamais n’est pas un livre heureux car il a l’angoisse pour origine – l’angoisse de vivre avec ce que cela suppose de répétitif. Mais un certain nombre de chapitres célèbrent la joie, c’est- à-dire ce moment de plénitude qui surgit d’un coup et qui irradie. C’est éphémère, mais très fort : une chanson, une fugue de Bach, un poème peuvent procurer cette joie pure. L’ espoir que veut transmettre cet essai, c’est celui de multiplier ces trouées lumineuses dans le quotidien le plus sombre. Tant qu’il y a de l’ art (et de l’amour), il y a de l’espoir.
D’un titre à l’autre
Avec Index (1991) puis Romance (1992) et Les travaux d’Hercule (1994), Camille Laurens entame sa carrière littéraire singulière : sous couvert d’histoires (une enquête, l’immersion dans une famille bourgeoise…), la Dijonnaise entame son travail sur les mots : les livres d’ailleurs suivent une logique d’abécédaire, d’Abri à Zygote, s’enroulant en spirales labyrinthiques qu’elle parcourt.
La mort de son enfant vient interrompre cette belle mécanique : Philippe (1995), marque l’irruption du je et rapproche dès lors son œuvre de l’autofiction. La tétralogie se clôt néanmoins avec L’Avenir (1998), dont le titre seul est un manifeste… Dans ces bras-là (prix Femina 2000 et prix Renaudot des lycéens), puis L’Amour, roman ou Ni toi ni moi, sont une exploration du désir, de l’amour, des relations entre les êtres… Encore et Jamais poursuit ces thèmes en les complexifiant : le charme du livre tient au tissage entre les thèmes chers à l’auteur et le remarquable travail sur les mots qui forment la chair et le point de départ de l’essai.