D’Ormesson, ce Bourguignon

« La Puisaye, c’était mon pays, et moi je suis Poyaudin. » Il y a presque douze ans jour pour jour, Bourgogne Magazine s’était longuement entretenu avec Jean d’Ormesson dans le château familial de Saint-Fargeau (89). Un lieu à la charge émotionnelle très puissante, la famille de l’écrivain y ayant vécu depuis le XVIIIe siècle jusqu’à une vente forcée en 1967, faute de pouvoir l’entretenir. Exhumé, l’article collector est un hommage à cet homme d’une finesse incomparable, à ce sage espiègle et définitivement immortel.

Propos recueillis par Francis Guthleben
Photos : Jean-Luc Petit, sauf mention contraire
Pour Bourgogne Magazine n°65 (décembre 2005)

Jean d’Ormesson, souvent présenté comme le plus grand écrivain français contemporain, se définit comme Poyaudin. Lui qui a grandi entre l’Europe et l’Amérique, et qui a fait sa vie à Paris, affirme que c’est en Bourgogne qu’il se sent chez lui, grâce au château familial de Saint-Fargeau. Il y a quelques semaines, à l’occasion de ses 80 ans et après 15 ans d’absence, il est revenu sur ses terres… 

C’était un jour de pluie, un jour de nostalgie. Jean d’Ormesson est arrivé seul au volant de sa voiture, sans son épouse Françoise, comme s’il lui fallait un peu de solitude, pour un retour désiré et redouté. Il évoque la Puisaye dans la majorité de ses livres, souvent de manière romancée, toujours de façon sublimée, parfois avec l’ empreinte d’ une blessure et d’ une souffrance. Il n’y est pas revenu depuis 1990. Tout au long de la journée, ses yeux bleu mer ont dit tour à tour la joie de vivre, la vivacité d’esprit et de pensée, une tendresse sans pareil, mais aussi des vagues de peine échouées sur les rives de ses rides gracieuses. Avec sincérité, il s’est confié, sans jamais chercher à plaire ou à convaincre.

Sourire dans la douleur 

L’ œil malicieux, il a reconnu qu’il est cabotin. La bouche gourmande, il a confié son amour des femmes. Le visage renfrogné, il a assuré qu’il aurait aimé être beau. La voix sereine, il a jonglé avec les réserves qui lui sont adressées par certains critiques littéraires. La démarche alerte, il a raconté le bonheur attendu du ski à Val Thorens, dans quelques jours. En arrière fond, il y avait autre chose : des silences, des mots épars, des regards lointains, une main affectueuse, comme une maman que l’ on cherche, une nuit de cauchemar. Alors, une journée comme une confession, au cimetière de Saint-Fargeau, où repose sa grand-mère et son frère, au château de Saint-Fargeau et dans la forêt de Lavau, où il possède encore quelques hectares de bois comme un devoir, une ultime empreinte sur ces terres de Puisaye. Il a dit l’art du sourire dans la douleur, l’amour de la conversation, l’humilité dans le savoir, la soif de connaissance, et ces citations à profusion, qui nous portent sans cesse vers des ailleurs à explorer. Et sa maman, encore…

 RÉCIT D’UN RETOUR AUX SOURCES, PAR JEAN D’ORMESSON 

À l’âge de deux ou trois semaines, je suis parti en Allemagne, à Munich où mon père venait d’ être nommé ministre. À notre arrivée, Hitler était en prison, c’était en 1925. Il avait raté son putsch de Munich. Nous avons quitté l’ Allemagne en 1933, Hitler était au pouvoir. Tous les étés, nous venions au château de Saint-Fargeau. Il appartenait à notre famille, du côté de ma mère. Naturellement, en raison des activités diplomatiques de mon père, j’étais à Rio, dans les Carpates, etc. Mais c’était sacré : j’arrivais en juin et je restais ici tout l’été.

La Puisaye, c’était mon pays, et moi je suis Poyaudin. C’est là ma racine permanente. Pendant trois mois, nous vivions une vie très simple. Notre grand instrument, c’était la bicyclette. Nous faisions le tour du lac, du village, nous allions à Saint-Sauveur, la patrie de Colette, à Toucy, et nous nous lancions parfois dans des expéditions lointaines en poussant jusqu’ à la Loire. Notre second grand terrain de jeu était la forêt. A partir d’octobre, il y avait les chasses à courre. Je me rappelle de cérémonies très belles, même si elles étaient un peu rudes. Au flambeau, on ramenait les cerfs. Toute la famille aimait beaucoup la chasse. Moi, je préférais la forêt. Je prenais des livres dans la bibliothèque du château, et je venais les lire là, sous les tilleuls. Je me servais sans demander l’autorisation. Je lisais Cyrano de Bergerac avec émerveillement, et petit à petit j’allais un peu plus loin… Dumas, Flaubert, Stendhal, Chateaubriand. Lui ne m’a plus jamais quitté. D’emblée ce qui m’a plu chez lui, c’est le goût de la contradiction.

C’ était un grand écrivain catholique, mais il était couvert de maîtresses. J’étais surveillé à distance : un jour, j’ai découvert que les pages de certains livres, jugées trop érotiques, avaient été collées ensemble par mes parents. Dans Chateaubriand, il y a ces descriptions tellement longues, mais aussi des choses tellement courtes, tellement fortes, comme cette phrase : « Il faut être économe de son mépris étant donné le grand nombre des nécessiteux. » Il y a une autre phrase magnifique : « L’amour est trompé, fugitif ou coupable. » Cela me faisait des nuits entières de réflexions.

© Château de Saint-Fargau

Le drame de notre famille 

Avec de ce côté de la Loire, Colette, et de l’autre côté, la Sologne avec Le grand Meaulnes d’Alain Fournier, j’étais servi, dans un pays de rêve et de romantisme sauvage. Ce furent des journées de bonheur. Il y avait une centaine d’hectares de parc à l’anglaise, avec une pièce d’eau et des allées, imitant le plus possible la nature…

Je lisais pendant des heures. C’est là que j’ai appris l’ amour des livres. Le soir, dans le salon du château, autour des fauteuils, les discussions sur la politique étaient interminables. La famille de ma mère, à qui appartenait ce château, était conservatrice, très catholique, franchement réactionnaire. Mon père, lui, était ambassadeur du Front populaire. Le monde m’apparaissait déjà très compliqué. J’avais mes livres, et l’envie de faire carrière dans la littérature. Un jour on m’a dit : « Il faut aller voir André Malraux », alors ministre de la Culture, pour lui dire qu’ on donne le château à l’État. Il m’a répondu : « Il faut en plus nous donner 100 millions de francs. Je lui ai répondu que si nous avions 100 millions, nous ne vendrions pas le château. » La forêt que j’aimais tant était devenu le drame de notre famille. Au XIXe siècle, elle possédait ici 25 000 hectares de forêts. De mon temps, il n’en restait que 5 000 hectares, et nous avons été contraints de vendre progressivement ce patrimoine pour entretenir le château, notamment les 1,5 hectares de toiture.

Ma faute 

Finalement, le château a été vendu à une société privée. Nous avons quitté les lieux en 1967. Ce furent des semaines, des mois et des années extrêmement difficiles pour moi. Mon père était mort, mais pour ma mère ce fut un déchirement. Elle était née ici. Sa mère, sa grand-mère et son arrière grand-mère étaient nées et mortes ici. Je me suis senti coupable parce que je n’ai pas réussi à garder le château. J’ai toujours considéré que c’était ma faute. Aujourd’hui, les frères Michel et Jacques Guyot arrivent à faire vivre ce château. Je n’ai pas su, j’en ai été incapable. Mon frère a gardé un coin de forêt. Moi, je ne voulais rien garder, mais il m’a affirmé que c’était un devoir de conserver quelque chose, et j’ai gardé quelques hectares de forêts à Lavau. Je cite souvent Chateaubriand : « Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien, mais avec les souvenirs, le cœur se brise à la séparation des songes. » Je me sentais si triste, si coupable. Mais je l’avoue aujourd’hui, il y avait aussi un autre sentiment en moi. J’avais une trentaine d’années lorsque cela avait commencé à aller mal au château, et je me disais : quel poids ce château, quel lien, quelle responsabilité, ce château va m’ empêcher de vivre, de voyager, de mener la vie littéraire que je rêvais de mener.

Je vais être hobereau, un gentilhomme campagnard, alors que j’aurais aimé être un personnage de Gide, de Proust ou d’ Aragon. Alors peut-être que dans mon chagrin, il y avait une petite dose de soulagement. Cette chaîne merveilleuse était tombée. J’ai écrit Au plaisir de Dieu en hommage à ma famille et à cette terre de Puisaye. Ce fut une psychanalyse. Dans ce livre, le château de Saint-Fargeau est devenu le château de Plessis-lez-Vaudreuil, et l’ Yonne est devenu le département imaginaire de la Haute-Sarthe. Le livre a connu un succès considérable, car beaucoup de gens qui ont perdu une ferme, une maison, un appartement, s’y retrouvaient. Le livre a ensuite été adapté pour la télévision et tourné là. J’ étais revenu pour l’ occasion. Je me souviens de la scène du bal, tout le village dansait ici. On était tous en larmes, toute la famille pleurait… Le choc sentimental de la vente du château a été la source du livre. On écrit toujours à cause du malheur.

On écrit parce que quelque chose ne va pas. On écrit parce que l’on a un pied-bot comme Byron. On écrit parce que l’on est épileptique comme Flaubert. On écrit parce que l’on est affreusement malade comme Proust. On écrit pour rattraper.

Douleur poyaudine 

La souffrance de la vente du château m’habite toujours. Mes autres livres ont été écrits sur des chagrins, en général sentimentaux. Ces chagrins-là s’estompent un peu, le chagrin du château demeure. La douleur poyaudine, toujours à surmonter, colore tout ce que j’ai pu écrire. On m’a souvent demandé pourquoi je suis entré à l’ Académie française. J’ai toujours répondu que c’ était pour faire plaisir à ma mère. Mais sa souffrance, c’était la vente du château. Une souffrance que je ressens toujours très fort. Alors écrire, encore et encore. Car comme l’amour, la littérature fait vivre un peu au-dessus de soi. Dans le meilleur des cas, les livres donnent des réponses à des questions que l’on se pose. Et, dans tous les cas, ils apportent un peu de beauté au monde. Après avoir écrit Au plaisir de Dieu, le livre le plus proche et le plus cher à mon cœur de tous ceux que j’ai écrits, je me suis senti moins malheureux. La peine de ma mère avait été changée en quelque chose qui peut passer pour une œuvre d’art, pour un livre, pour ce que je mettais au plus haut. Ce sacrifice et les larmes de ma mère se sont changés en quelque chose. J’ai tenté de remplacer ce château de pierres que je n’ai pas su garder en château de mots.


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