Gallimard, son éditeur, a annoncé la disparition ce vendredi 25 novembre de Christian Bobin à l’âge de 71 ans. Un immense auteur nous quitte, laissant Le Creusot et la Bourgogne dans le deuil. L’écrivain « le plus secret de monde littéraire » dixit Le Figaro s’était notamment fait connaître avec son ouvrage sur Saint-François d’Assise, Le Très-Bas (1992). Pour Bourgogne Magazine, à la fin de l’année 1996, il avait accepté de livrer un autoportrait d’une grande humanité, fidèle à son image enchanteresse. En hommage, DijonBeaune.fr en publie l’intégralité.
Christian Bobin a quitté la haute sphère des best-sellers de la littérature pour nous confier, en quelques lignes, ses impressions de Creusotin. Cʼest, pour les lecteurs de Bourgogne Magazine, un véritable privilège, puisque ce texte est un inédit extrait de son « Journal », quʼil rédige depuis un an.
« Il fait froid et les radiateurs ne marchent pas. Il sort d’eux, que je viens de rouvrir, un bruit d’eau murmurante, une fine chanson de pluie, agréable pour qui est à l’abri sous un toit, entre quatre murs. Je mets de temps en temps la main sur les radiateurs, ils restent froids mais leur chanson me réchauffe. Je suis assis à mon bureau, un bureau à l’ancienne, fermé d’un côté, les jambes et les pieds sont dans une niche d’ombre. C’est un bureau de professeur. Mon père l’a sauvé du naufrage de l’école privée où il enseignait le dessin technique. Dans cette école financée par l’usine, on apprenait aux enfants ce qui leur servirait pour travailler dans l’usine, rien de plus et rien de moins. L’usine était puissante, très puissante, un géant dont la respiration se faisait entendre dans toute la ville. Des milliers d’ouvriers s’activaient dans les poumons du géant, transformant l’air en canons et en locomotives. Dans les années soixante du vingtième siècle, le géant est tombé malade, il a minci. Il est entré en agonie dans les années quatre-vingt, et des milliers d’ouvriers se sont retrouvés suffoquant dans son ventre, prisonniers d’un mourant.
Aujourd’hui le géant ne fait presque plus de bruit, il est sous assistance respiratoire. Je vis comme tous les gens de cette ville à l’intérieur du géant, dans une partie de son corps, à l’extrémité d’un de ses doigts, puisque mon appartement est à l’une des extrémités de la ville. Et j’écris. Et je suis incapable de prendre au sérieux cette activité qui est, depuis six ans, la seule dans ma vie et qui me donne bien assez d’argent pour vivre et dormir d’un vrai sommeil, profond.
Hier je suis allé payer mes impôts. Devant moi, il y avait un homme qui était au chômage. J’allais donner de mon argent, et ce que j’allais en donner n’enlèverait rien de mon sommeil. Lui, à peu près du même âge que le mien, venait demander qu’on ne lui prenne pas le peu qui lui restait. Pourquoi y a-t-il une si grande différence entre les gens, entre les sorts qui leur sont faits ? Je ne me désole pas de voir mes livres m’apporter pain et sommeil. Ce qu’on me donne, je le prends. Mais j’ai pensé, en voyant cet homme, que je ne supportais pas les écrivains quand ils parlent avec des mines de martyr de la souffrance d’écrire, de la difficulté de leur travail. Un travail, c’est ce qui peut un jour vous être enlevé. Je connais des écrivains pauvres, je n’en connais aucun qui soit au chômage : privé d’écrire – et donc de joie, car il ne faut pas se raconter d’histoires : c’est une joie pure que celle d’écrire, et tout autre discours là-dessus est répugnant.
J’ai 45 ans, le passage d’une jeune femme dans ma vie m’a ébloui, renversé ou plutôt mis d’aplomb, un passage tout en splendeur et finesse, comme le vent quand il heurte les pétales d’une rose. Aujourd’hui le vent ne passe plus, le vent est sous la terre depuis treize mois et mon cœur continue à fleurir. Dans mon sang, les mêmes roses, enfin pas tout à fait les mêmes, elles sont d’un rouge plus enfoncé, plus affirmé, je ne dis pas : d’un rouge plus noir.
J’ai 45 ans et j’ai envie de vivre et parfois cette envie pâlit et s’éloigne un peu, mais si trois fois rien me tue, moins que rien me ressuscite, et l’envie pleine de vivre m’est revenue ce matin par le chant des radiateurs froids, simplement pour ça, alors je crois que je ne serai jamais perdu, même quand je le serai à nouveau.
Ceci est mon autoportrait du mercredi 4 septembre 1996, demain il aura changé et peut-être déjà ce soir. Je l’ai écrit pour que vous écriviez le vôtre à votre façon, en le datant et en le donnant ensuite à quelqu’un que vous aimez. Ceux qui nous entourent parfois s’endorment. Ceux qui traversent nos vies le font en aveugles, sans toujours bien savoir qui nous sommes et où nous sommes. Il est bon de le leur dire. Je vous le dis pour aujourd’hui, mercredi 4 septembre 1996, à onze heures vingt minutes, matin, dans l’appartement froid et chantant. »
Christian Bobin, homme de « lettres »
Intimiste et presque secret, on sait peu de choses de lʼécrivain Christian Bobin. « Né en 1951 au Creusot. Il est auteur dʼune vingtaine de livres » : cʼest de cette manière succincte que lʼéditeur Gallimard le présente dans sa collection de livres de poche. Comme si lʼon ne pouvait pas être curieux de lui comme on peut lʼêtre dʼautres écrivains. Pourtant le succès est au rendez-vous. Il connaît un engouement auprès de la jeunesse étudiante, qui voit en lui un poète qui a renoncé à la fadeur de la vie sociale.
Un charme secret le lie à ceux qui lʼont découvert. Bobin nʼest ni romancier ni poète dʼavant-garde, mais intimiste. Ses livres sont tissés comme. des lettres, en équilibre entre deux extrêmes, la solitude et lʼamour : « Il y a ces deux choses en nous », dit-il tout au long de Souveraineté du vide. LʼInespérée est aussi intitulée Lettre à la lumière qui traînait dans les rues du Creusot. Son verbe nʼest fait ni dʼinjonctions, ni de messages. Il faut lire Bobin à haute voix pour capter la mélodie et la lancinante poésie de sa phrase. Mais ses livres ne sont pas de poésie pure. Lʼécrivain est en filigrane derrière chaque ouvrage et des personnages apparaissent sous sa plume : Isabelle Bruges, saint François dʼAssise ou celle qui est aimée dans Une petite robe de fête ou encore La Part manquante.
Son relatif retrait dans sa ville natale, loin des agitations du monde, lui va comme un gant. Il se place dans lʼattente de lʼAutre. Le silence, dans lequel il sʼinstalle doucement, devient lʼoccasion de chercher une autre parole, « pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour ».
Par Eric Perruchot