Beaune et Tournus, deux destinations phares de l’art de vivre en Bourgogne, étaient faites pour s’entendre sur le salivant terrain des accords mets et bières. Ou quand Jean-Claude Balès (Brasserie de France) met au défi le chef étoilé Yohann Chapuis dans son mythique établissement Greuze.
« Moi qui ne suis pas trop bière, c’est la première fois que j’ai envie d’en faire des recettes. » Juste avant de se quitter, encore tout étonné de l’expérience gustative qu’il vient de vivre, Yohann Chapuis dit l’essentiel. Le cuisinier, coach victorieux du Bocuse d’Or 2021 avec l’équipe de France, cultive un esprit curieux et la joie de créer. C’est le signe des grands. À 45 ans, il semble au sommet de son art, épaulé dans la vie de tous les jours par son épouse Stéphanie et une jeune brigade de choc.
« T’es bon, mais tu deviendras très bon quand les gens qui t’entourent seront meilleur que toi », lui avait dit un jour Pierre Orsi, l’un des papes de la cuisine lyonnaise. Au Greuze, cette auberge du bon goût créée en 1947 par Jean Ducloux et nommée en référence au peintre tournugeois, l’étoilé conçoit ses assiettes comme des tableaux pleins de vie. Quinze ans qu’il a installé son Écrin ici.
🍺 Armand Heitz « Pinot Noir », élevée en fûts de Pommard (7,5%)
🍽️ Trois tomates à l’huile de verveine et jambon italien
Le choix de la bière d’Armand Heitz élevée dans des fûts de Pommard s’impose grâce aux malts légèrement caramélisés, qui amènent un petit goût de sucre et de pain en contraste avec l’acidulé des tomates. Assurément le coup de cœur de Yohann Chapuis, pour ce qu’il qualifie spontanément de « bière de gastronomie, sans ce côté trop… bière, justement ». Noire de Crimée, Green Zebra et Jaune Ananas (légèrement grillée) sont accompagnées d’un jambon culatello, petit bonheur venu de Parme, « placé dans une vessie, vieilli pendant deux ans et dont on prélève la noix ». Le tout est agrémenté d’un miel de pissenlit, « pour sa sucrosité légère qui rappelle la fin d’un printemps » et d’une huile de verveine.
Les trois piliers du beer pairing
C’est cette histoire que Brasserie de France est allée chercher. Pour ce nouvel épisode autour des accords mets-bières, son cofondateur Jean-Claude Balès a posé la glacière sur les bords de Saône. Après plus d’un an d’existence, l’entreprise beaunoise poursuit sa mission pédagogique autour de la bière artisanale. Elle est en pleine « prise de mousse » pourrait-on dire.
Passionné par ce campus brassicole engagé et hybride, l’entrepreneur vit l’exercice du beer pairing comme une nouvelle profession de foi(e). Tout repose alors sur une sainte trinité : « L’équilibre pour entrer en résonance, la complémentarité pour exhauster les goûts, le contraste pour agiter les papilles. »
Dans les cuves beaunoises, pas moins de 21 recettes composent l’éventail de Brasserie de France. Beaucoup d’autres sont à venir. Face à l’étendue de la proposition, Yohann Chapuis a les sens en éveil. Le duo cherche, sent, élimine, goûte et regoûte, fait tournoyer le verre, trouve et jubile.
Les sommeliers maison Étienne et Raphaël se joignent aux échanges. Jean-Claude et Yohann s’entendent vite sur plusieurs points. Tous deux défendent une vision de la bière « de goût et d’émotion », travaillée dans le respect d’une matière première sourcée et bien utilisée.
« Nous partageons la même culture des fondamentaux, pour pouvoir proposer des recettes qui ont du caractère, de l’inspiration et du relief », estime le Beaunois, convaincu que la table est le meilleur vecteur d’une acculturation progressive à cette boisson en pays de vin. Car le vin n’est pas le seul allié d’un plat, qu’on se le dise !
🍺 La Beaunoise blonde (5 %)
🍽️ Poulpe de Méditerranée, moelle de brocoli, mayonnaise chaude à l’infusion d’estragon
Yohann Chapuis en a l’intuition, cette blonde relativement puissante cohabitera très bien avec l’estragon. La dégustation le confirme. La finale florale de la bière révèle l’iode d’un poulpe détendu dans un court-bouillon et juste snacké. La moelle de brocoli, c’est-à-dire son tronc et ses tiges, rend le tout aérien. Le duo chef-brasseur joue sur du velours : l’alliance entre bière et produits de la mer remonte au temps des vikings. Ce peuple embarquait déjà sur ses drakkars de quoi brasser (eau douce, orge, levure et épices) et se nourrissait presque exclusivement de sa pêche. À noter que cette mayonnaise chaude à l’estragon intègre un peu de moutarde Fallot. Beaune est dans l’assiette et dans le verre. Tout va très bien.
Le craquement de l’oreille interne
Le verdict tombe. L’entrée à base de tomates exigera la complexité d’une bière blonde élevée en fûts de Pommard. Pour le plat, les tentacules d’un poulpe s’envelopperont autour d’une délicate blonde La Beaunoise. Pour le dessert, la version Hospices, une triple généreuse, cassera l’acidité du soufflé à la cerise.
Ce voyage au pays des saveurs aurait pu tomber un autre jour. Le patron de la maison Greuze n’avait pas le cœur à trinquer. Serge Vieira, son ami d’une vie, vient de rejoindre le paradis des cuisiniers. Trop tôt. Avec lui et Davy Tissot, il a vécu l’extraordinaire aventure du Bocuse d’Or. La triplette magique. Le coaching de l’équipe d’Australie. « Le président de la République m’a promis qu’il ferait quelque chose en sa mémoire. » L’acte de cuisiner réanchante un peu le quotidien. Comme si, de là-haut, son vieux pote le regardait faire.
Cela n’engage que nous : le saint Michelin serait bien inspiré, au détour d’un séjour à Tournus, de lui confier une deuxième étoile. Cette séance d’accords aura mis tout le monde d’accord.
Depuis mai, Florent a officiellement succédé à Sébastien Hudelot. Président de Nuiton-Beaunoy depuis 2019, le vigneron d’Arcenant souhaitait passer la main dans de bonnes conditions. Avec Benjamin Pidet et Benoit Clément, il demeure vice-président du bureau. Un conseil d’administration composé d’une quinzaine de personnes veille également au grain. La coopérative est l’affaire de chacun, suivant la règle du « un homme, une voix ». Ce fonctionnement sécurisé permet de mener à bien de nombreux projets en groupes de travail. Ce fut le cas pour la gamme Cerço, modèle d’éco-conception qui se dirige vers un recyclage via système de consigne.
🍺 La Beaunoise Hospices (9%)
🍽️ Soufflé chaud à la cerise
La partie sucrée du restaurant gastronomique est l’affaire du méticuleux Karim Radoui. « Pour le soufflé chaud à l’abricot, nous aimons intégrer la liqueur de Jean-Marc Roulot », glisse le chef pâtissier. Cette version à la cerise, plutôt portée par l’acidité, aura quant à elle besoin d’une bière généreuse, ronde et un peu sucrée. Le contraste est ici une affaire de dosage. La Beaunoise Hospices est le flacon de la situation. Cette bière complexe, « presque une bière de Noël, dans le bon sens du terme », est rythmée par trois séquences : orge et cannelle pour la rondeur, blé et muscade pour le côté vif et citronné, sarrasin et clou de girofle pour les saveurs épicées. À table, sous l’œil du client, le soufflé se retrouvera guillotiné et l’on y déposera une compotée/sorbet dans un esprit de cœur coulant. De quoi faire échouer cette séance d’accords sur un îlot de fraîcheur. Une franche réussite.