Le maire d’Arceau, Bruno Bethenod, le fromager de Gilly-lès-Cîteaux, Philippe Delin, et une poignée de spécialistes sont sur le point de créer une fromagerie révolutionnaire… en Arménie. Il se dit aussi que la raclette fera bientôt un carton dans le Petit Caucase. Une belle histoire, servie sur un plateau.
L’Arménie est un petit pays, à peine aussi peuplé que la Bourgogne-Franche-Comté, sur deux fois moins de surface. Il est pourtant la conséquence d’une énorme histoire et de nombreux déchirements. Frontalier de la Turquie et de l’Azerbaïdjan (ses meilleurs ennemis), mais aussi de l’Iran avec lequel il garde des relations « courtoises », son territoire est réduit au dixième de ce que fut sa grandeur, sous le règne de Tigrane le Grand (Ier siècle av. JC).
Le génocide de 1915 et l’indépendance gagnée après la dissolution de l’Union soviétique sont les autres empreintes fortes de ce pays meurtri, déterminé à jouer de nouvelles cartes pour contrer l’exode économique des dernières années. L’une de ces cartes est la solidarité. Une solidarité qui habite la population arménienne, fortement représentée en France comme chacun sait.
Le rôle de l’Association des maires ruraux de France
Vanik Berberian, maire de Gargilesse-Dampierre dans l’Indre, un des Plus Beaux Villages de France, et président de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), n’avait jamais oublié ses origines arméniennes. En 2015, ce fervent défenseur de ce qu’il nomme « la ruralie », éducateur spécialisé de métier, devient l’élément déclencheur des assises de la coopération franco-arménienne. Dans son sillage, un Bourguignon se prend au jeu. Bruno Bethenod, lui-même premier magistrat d’Arceau et président des maires ruraux de Côte-d’Or, ne sait pas encore qu’il jouera un rôle déterminant dans la suite de cette belle histoire.
En 2021, Vanik Berberian est emporté par un cancer. Mais son œuvre est bien engagée, notamment par Michel Fournier, son successeur chez les Maires ruraux de France, et un certain édile côte-d’orien…
Fidèle parmi les fidèles, Bruno Bethenod se rendra une vingtaine de fois en Arménie. Il connaît bien désormais les particularités de ce petit pays enclavé au relief montagneux et aux vallées encaissées, aux frontières fragiles et militarisées par les Russes, aux routes malmenées et impraticables, dont les cols s’élèvent souvent au-dessus de 2 000 mètres. Mais qui ne compte pas loin de 20 000 francophones !
Dans « un monde rural un peu oublié », les rencontres se multiplient. Dont une importante, avec le vice-ministre de l’Administration territoriale et des Infrastructures, Vache Terteryan. En France aussi, avec une femme déterminée, Emma Hakobyan, invitée en 2018 dans le cadre des Journées de la francophonie en Arménie, qui désire relancer dans son pays une laiterie abandonnée…
La délégation française, dont faisait partie Bruno Bethenod, président des maires ruraux de Côte-d’Or, en visite dans les camps d’estive des éleveurs, à près de 2 000 m d’altitude dans la chaîne du Petit Caucase.
Caveau-dégustation et vélo agricole : du nouveau à la fromagerie Delin
Il se passe toujours quelque chose à la fromagerie Delin. Les amateurs de produits bourguignons s’en apercevront fin juin avec l’ouverture du nouveau caveau qui se construit au bord de la route, devant la fromagerie de Gilly-les-Cîteaux. Un investissement de plus de 1,5 million d’euros incarné par un espace vente-dégustation, avec terrasse et cave à vin magnifiquement voutée, garnie de 2 000 bouteilles. C’est une nouvelle étape dans l’émergence de l’œnotourisme en Côte-d’Or. Un événement en appelant un autre, Delin accueillera du 7 au 9 juin la première édition du Mondial de cyclisme des agriculteurs, le World Agricultural Cycling Competition (WACC), création du groupe Dijon Céréales/Alliance BFC.
Estives arméniennes
Bruno Bethenod bâtit un commando sur des bases bourguignonnes, un peu franc-comtoises aussi, mais pas seulement. Dominique Champion, professeure en alimentation à AgroSup Dijon, invite ses élèves à travailler sur le projet. Éric de Mouron, professeur zootechnique en retraite et Éric Février, le maire vétérinaire de La Salvetat dans le Cantal, apportent leurs compétences animales. Le groupe Dijon Céréales soutient le projet par un don de semences qui permettra aux éleveurs de mettre en place une intensification fourragère. Lionel Guérin, enseignant retraité de l’école fromagère de Poligny (actuelle Enilbio), et l’incontournable Philippe Delin ajoutent une expertise technique à ce formidable défi.
Le fromager de Gilly-les-Cîteaux, on le sait, n’est pas du genre à faire de la figuration. Déjà parce que sa responsable de fabrication moulage s’appelle Arman. Et qu’une douzaine d’employés d’origine arménienne font partie intégrante des effectifs de la fromagerie bourguignonne. Emma Hakobyan elle-même est venue se former chez lui, dans l’objectif de prendre les rênes d’une future fromagerie en Arménie.
À l’issue d’un deuxième voyage, fin mars, Philippe Delin revient avec du concret dans ses valises. « Aux frontières de l’Azerbaïdjan, ils ont des estives un peu comme dans le Jura », s’enthousiasme le chef d’entreprise. Yaourts et fromage de type grec en pâte pressée salée constituent actuellement le gros de la proposition locale. Mais l’idée de créer une spécialité qui se mange fraiche et se cuisine mériterait, selon l’expert, d’être servie sur le plateau caucasien.
« Tout le monde a des projets de pâte cuite, mais peu savent faire », résume le pragmatique Philippe Delin. La laiterie abandonnée que visait Emma étant jugée trop vétuste, c’est un véritable projet de construction qui prend le relais. Cette affaire devenue bourguignonne va jusqu’à toucher François Rebsamen, sans doute sensibilisé par sa présidence des Cités unies France (Cuf), une organisation dédiée à la coopération décentralisée. L’édile engage la Ville de Dijon dans « un petit capital global de 100 000 euros », aux côtés de Philippe Delin, Bruno Bethenod et de quelques autres actionnaires dont Emma Hakobyan qui s’impose définitivement comme la meneuse du projet.
Arman, responsable fabrication-moulage de la fromagerie à Gilly-lès-Cîteaux ; l’ambassadrice d’Arménie en France Hasmik Tolmajian en visite à la laiterie Delin ; Philippe Delin en réunion avec la vice-ministre arménienne de l’économie.
Opération raclette
L’investissement est calibré sur une production de 1 000 litres de lait par jour au départ. Il pourra être multiplié par trois quand la production aura trouvé son rythme. Il symbolise aussi une mutation sociétale portée par les femmes comme Emma. Les Arméniennes de la nouvelle génération ne veulent plus subir cette vie difficile dans les estives, et souhaitent révolutionner la filière laitière à la faveur d’une production plus performante, mieux maîtrisée. Chacun tient ici son rôle : la fromagerie Delin pour la transformation, AgroSup pour la formation, l’Association des maires pour la modélisation économique du projet…
Cette passionnante aventure humaine devrait prendre d’autres dimensions. La visite récente à Gilly de l’ambassadrice d’Arménie le confirme. Il y a aussi cette promesse de la part de Thierry de La Tour d’Artaise qui propose de fournir, au nom du groupe Seb, des appareils à raclette. Le potentiel serait énorme. La révélation promise d’une recette suisse en Arménie pourrait donc bien être l’œuvre d’un mouvement de souche bourguignonne. On n’a pas fini d’en entendre parler au coin du feu dans le Petit Caucase.