Le redressement judiciaire a des vertus. Eric Deballon en est la preuve : AVS Réseaux sort victorieux d’un « RJ » de dix ans. 5 à 10% seulement y parviennent. Le chef d’entreprise dijonnais témoigne à son échelle de ce que peut être la résilience, la vraie.
Redressement judiciaire. Le nom intimide. Il ressemble à une fin qui ne dit pas totalement son nom, à la dernière étape avant l’inéluctable liquidation. Dans les faits, l’entreprise est en état de cessation des paiements, soit l’impossibilité à l’instant T de faire face à son passif avec l’actif dont il dispose. Le redressement judiciaire agit comme un gel, qui a d’abord le mérite de rendre envisageable la poursuite de l’activité, le maintien de l’emploi dans la mesure du possible et bien évidemment l’apurement du passif. Après une courte période d’observation, un plan de bataille pourra, dans le meilleur des cas, désintéresser les créanciers progressivement durant dix ans.
« Comme au tarot »
Eric Deballon connait la chanson. Il a lui-même été juge bénévole au tribunal de commerce de Dijon dans les années 2010. AVS Réseaux, son entreprise spécialisée dans le câblage informatique et le déploiement de fibre optique, est née en 1986. Eric a alors 27 ans et vit « l’ère primaire du PC », avec deux collaborateurs dans le parc de Mirande à Dijon. Puis il multiplie les missions, en Côte-d’Or et ailleurs, jusqu’à faire de son bébé une PME employant une cinquantaine de personnes, avec 250 à 300 clients actifs et un volume d’affaires naviguant entre 4 et 5 millions d’euros.
2013 fut pourtant celle du « RJ » pour AVS Réseaux, déstabilisée par les grandes mutations du numérique. Une mesure prise dans la lucidité, pour sauver une bonne moitié des effectifs, avec au passage certaines données qui peuvent paraitre paradoxales. « Même avec 200 000 euros de trésorerie, j’ai dit stop », assume l’intéressé, qui confirme bel et bien la théorie de l’acte de gestion. « Même si avec le recul, j’estime l’avoir fait un peu tard. L’administrateur a alors fait son « paquet » entre dettes fiscales et sociales et quelques dettes fournisseurs. Je n’avais pas vraiment réalisé… » La facture s’élève en effet à 1,1 million d’euros, finalement réévaluée à 1,4 million après les divers frais de procédure. Du lourd.
« Le pari était gros. J’ai mis la tête dans le guidon, avec au fond de moi la volonté – indispensable – de porter l’entreprise. Tu emmènes « le petit » jusqu’au bout, comme au tarot, avec l’espoir que ça rapporte plus de points à la fin… »
Un malade, ça fait peur
S’ouvre alors une drôle de période. Il faut assumer le dégel du passif et faire tourner la boutique. Doser les confidences, rassurer les équipes et les clients, gérer les fournisseurs à payer au cul du camion… voire avant même son arrivée. Travailleur acharné dans l’âme, Eric Deballon joue la partie de tarot la plus risquée de sa vie. Confronté plus que jamais à la solitude du chef d’entreprise, il embarque une équipe restreinte. « Avec une collaboratrice qui a tout vécu ici, on s’est regardés dans les yeux, on s’est tapés dans la main », s’émeut le capitaine qui, adhérent de longue date à une organisation patronale, ne peut s’empêcher de constater le faible intérêt porté par le monde des affaires. Un malade, ça fait peur…
Ainsi va la vie. Certains soutiens, ou plutôt manques de soutien, sont étonnants, mais pas désespérants. Certains moments désagréables, eux, frisent parfois la caricature, comme ces voitures rutilantes des administrateurs judiciaires qui occupent le parking de l’entreprise. « Et moi avec ma petite C3, face à une administratrice qui avait l’âge de mon fils… »
Esprit de famille
Le périmètre de l’entreprise ne se limite pas toujours aux bureaux. La famille est un élément déterminant, surtout quand les choses peuvent mal tourner. C’est d’autant plus vrai chez les Deballon. Eric a entrainé dans son sillon entrepreneurial ses deux garçons, Pierre-Henri et Arthur. L’histoire remonte à loin. « Mon grand-père était meunier, mon père dirigeant d’une entreprise agroalimentaire en Isère, nous vivions à Dijon, j’étais habitué à peu le voir. » Les difficultés du père font alors l’effet d’un supplément d’âme pour les fils, biberonnés aux histoires d’AVS. « Cette société, c’est un peu notre petite sœur, on a grandi avec », estiment les frangins.
« Ils sont bosseurs, très curieux, beaucoup plus politiques – dans le sens stratège et communicant – que je ne le suis. À travers mon redressement judiciaire, ils ont compris et vu beaucoup de choses. » Et comment !
Sur une idée du patriarche, Pierre-Henri avait déjà posé les bases de l’incroyable aventure associative Vélotour… et, par inertie, du non moins remarquable Weezevent, prodige européen de la billetterie événementielle. Arthur, lui, a repris à 21 ans les rênes d’AVS Communication pour en faire une entreprise de signalétique et de stands respectable, connue du tout-Dijon. Pierre-Henri est actuellement sur des enjeux mondiaux. Ses échanges du moment ont pour thème la préparation des Jeux olympiques. Admiratif et libéré, Eric conserve l’œil du papa prudent et pudique sur ces « frangins qui valaient 350 millions d’euros », comme le titrait récemment le quotidien local.
Jean Reno dans Le Grand Bleu
AVS Réseaux a donc épongé son passif mais pas essoré la famille. Son patron se souviendra du jeudi 29 février, date de l’ordonnance finale au tribunal de commerce de Chalon. La pente remontée est vertigineuse. « Ils sont peu à y arriver, c’est un fait », estime le président du tribunal de commerce Jérôme Prince. Entre 5 % et 10 %, dit-on. D’ordinaire si posé, Eric s’est alors mis à exulter dans sa voiture « un peu comme Jean Reno dans Le Grand Bleu… Ça m’a fait du bien ! »
Deballon père cueille alors les fruits de cette épreuve. Il ne s’est pas subitement découvert l’énergie et le courage, car ce sont des ingrédients de base à tout entrepreneur. Tout juste est-il fier d’avoir gardé un cap cohérent, dans son cercle de valeurs. « Mon épouse dit que je suis un vieux lion maintenant. C’est comme si j’avais racheté ma propre entreprise et que je venais de finir de la payer. Je suis arrivé au bout de ma logique : carré, propre. » Au bout du (dé)compte, le dirigeant s’estime « hyper satisfait d’avoir surmonté tout cela. J’ai la résilience en moi : c’est un des meilleures remèdes à la maladie ». Il a gardé au passage beaucoup de compassion pour les entrepreneurs dans son cas. Quand il le peut, il envoie un petit mot. « C’est important. Les banques ne le font même pas… »
Le combat continue
Eric Deballon referme un chapitre de son existence. Le combat d’entrepreneur n’est pas fini pour autant. Les experts du sujet préviennent souvent du risque de rechute. AVS Réseaux est en bonne santé et son patron, millésime 1959, aussi. Il s’est donné encore quelques temps pour transmettre sereinement l’entreprise et recherche actuellement un directeur général, qui saura capitaliser sur cette histoire vertueuse et la porter vers d’autres horizons. Viendra alors l’heure d’une « retraite active », comme on dit dans ces cas-là. Le monde associatif s’ouvrira en grand pour Eric et son épouse qui, dans un registre plus intime, accueillent déjà de longue date des demandeurs d’asile via l’association Welcome.
Eric Deballon n’en a jamais fait la promotion et n’attend pas une médaille. Il le fait par conviction, sur la base d’une foi toute personnelle en l’être humain. La plupart de ces jeunes gens en quête d’un ailleurs plus vivable sont africains, avec des parcours de vie chaotiques, qu’il convient d’aborder avec beaucoup d’humanité. Certains ont trouvé un emploi chez AVS Réseaux.
Le fidèle Jirolde est arrivé orphelin du Congo à 18 ans. Il en a une trentaine aujourd’hui, et « est propriétaire d’un appartement, d’un permis de conduire, d’un permis Caces nacelle… Je lui ai promis qu’à ma retraite, on irait ensemble au Congo ». Affamé de belles histoires, le vieux lion a encore les crocs. Normal : il a ça en lui !