Si, comme tout le monde, vous vous êtes posé la question de savoir ce qu’il y a dans la tête d’un créateur, l’exposition Mycelium, génie savant, génie brut de l’abbaye d’Auberive (Haute-Marne) pourra peut-être vous donner une idée de ce que le cerveau humain est capable de produire… Entre schizophrénie et liberté, les 25 artistes qui exposent ont tous en commun de créer sans limites.
Par Emmanuelle de Jesus et Antoine Gavory/Agence Proscriptum
Si pour Aristote la supériorité de l’Homme sur les autres espèces s’explique par sa faculté de raisonner, pour Laurent Danchin, commissaire de l’exposition Mycelium, génie savant, génie brut, c’est presque le contraire. C’est dans l’art brut, création empreinte de schizophrénie et de liberté absolue, qu’il trouve son essence : « Si les plantes et les animaux ne font généralement que répéter instinctivement le programme prévu pour chaque espèce par la nature, seul l’Homme suit l’instinct créateur, et c’est en quoi l’espèce humaine est supérieure à toutes les autres espèces. »
Pour Laurent Danchin, le XXe siècle aura été celui du retour à l’art brut. Retour aux sources ou introspection libérée, ce mouvement artistique vogue entre le primaire et le primitif pour refaçonner à l’image de l’imagination des artistes une nature que l’on peut difficilement ne pas reconnaître comme le créateur absolu de l’art brut. Et, du coup, les œuvres, se refusant à se classer dans telle ou telle chapelle ou catégorie, échappant aux épithètes, ressemblent à de véritables cris de liberté. Kitsch, naïf, primitif, il faut pour les apprécier se libérer de ses concepts temporels et accepter de désapprendre.
Car la liberté est bien au cœur de ces œuvres toutes différentes, pour la plupart contemporaines mais qui ne répondent en fait qu’un à un code : n’obéir à aucun. Pas de création commerciale, pas de tentative de trouver le filon. Pour ces 25 artistes, l’art est avant tout un moyen d’extraire de leur vie, de leur métier parfois supporté plus qu’exercé, de leur tête, des frayeurs ou des émotions contradictoires… Ainsi Joaquim Baptista Antunes, serveur de restaurant, dessine-t-il des monstres après son service; Germain Tessier, ancien poilu, anarchiste et patriote, peint-il au Ripolin des œuvres brutes naïves parmi les plus représentatives de l’art du cirque, n’hésitant pas à se moquer de ses contemporains… C’est ce qui caractérise ces 25 créateurs: avoir créé en fonction de leur parcours personnel, de leurs obsessions, sans vernis métaphorique, pour donner un art chaque fois particulier dont la simplicité ou, au contraire, la sophistication peuvent sembler inquiétantes. Torturé ou niais, on le sait, l’autre reste toujours étrange…
* Mycelium, génie savant, génie brut jusqu’au 29 septembre. Tél. : 03.25.84.20.20 – www.abbaye-auberive.com
Auberive mode d’emploi
Fondée en 1135 par des moines cisterciens venus de Clairvaux, l’abbaye d’Auberive (classée aux Monuments historiques en 1956) est restée plus de 800 ans dans le domaine religieux. Elle fut aussi colonie pénitentiaire où séjourna Louise Michel avant sa déportation en Nouvelle-Calédonie et colonie de vacances des employés d’une importante société industrielle, avant d’être rachetée par l’industriel et collectionneur Jean-Claude Volot qui y expose sa collection privée dans ce cadre majestueux du XVIIe siècle. Il s’agit de l’une des plus grandes collections privées d’art expressionniste de France ainsi qu’un fonds d’art brut, et un cabinet de curiosité s’étendant sur trois pièces. Le parc est orné de sculptures contemporaines, un verger conservatoire d’anciennes variétés de fruitiers, une auberge aménagée dans l’ancien palais abbatial du XVIe siècle. Le centre d’art offre chaque année depuis 2006 une exposition thématique sur les quatre mois d’été présentant les œuvres de cette collection privée.
Le Tourbillon des tourmentés (détail), Ghyslaine et Sylvain Staëlens, technique mixte, 150 x 400 cm, 2008.
Ghyslaine et Sylvain Staëlens : Une tête à quatre mains
Contre toute vérité mathématique, chez Ghyslaine et Sylvain Staëlens, 2 plus 2 ne font pas 4. Ni Boileau-Narcejac, ni Claude Izner ne sont parvenus à une telle osmose créative à deux têtes et quatre mains. Ce couple fusionnel de 54 et 46 ans, passionné de musique, travaille les éléments naturels. Un changement de cap complet pour d’anciens Parisiens œuvrant à la télévision et dans l’informatique. De leur(s) tête(s) des personnages étranges, à la fois monstrueux et attirants, dont l’humanité se trouve peut-être plus dans la matière (bois, lichen, terre …) que dans l’aspect. Etre ou paraître être, that’s the création !
Cirque porno, Germain Tessier, Ripolin sur carton emballage, 50 x 79 cm, sans date.
Germain Tessier : Un singe en hiver
Pour les cinéphiles, Germain Tessier alias « Manche de Bêche », « Trompe la Mort » ou le « Zouave de l’Abbaye » serait un peu le « Père Tulipe » du Jardinier d’Argenteuil, joué par Jean Gabin : un ancien militariste un peu désinvolte, peintre naïf, très à cheval sur la discipline, anarchiste et patriotique, qui se veut libertaire tout en étant pamphlétaire. Un personnage si proche qu’on se demande si l’original n’a pas inspiré le personnage. Entre Pithiviers, où est né Germain Tessier en 1885, et Argenteuil, la ressemblance s’est taillé la route. Germain Tessier, ancien poilu, c’est une gueule comme on n’en voit plus et surtout une peinture naïve (700 tableaux, peints au Ripolin sur du carton d’emballage) que Jean-Paul Vidal découvrira et que Jean-Paul Favand, créateur du musée des Arts forains de Bercy, sauvera de l’oubli… ainsi qu’un répertoire de chansons grivoises écrites sur des airs traditionnels.