Sous la tempête médiatique des grands crus, souffle en douceur la réalité pragmatique de deux villages siamois mondialement connus, unis au service de leur avenir commun. Morey-Saint-Denis (680 habitants) et Chambolle-Musigny (285 habitants), ont laissé de côté les vieilles guerres de clocher pour mener de front leur survie sociale. Ce que nous expliquent, pinot noir en bouche, les deux maires impliqués dans cette bataille de la ruralité. Du bras de fer au bras de verre, le pas est franchi par Jean-Luc Rosier et François Marquet.
Article publié dans Bourgogne Magazine n°78
Chambolle-Musigny veille avec amour sur son majestueux tilleul Sully, vieux de 400 ans. À 1 km de là, Morey-Saint-Denis s’enorgueillit d’avoir deux voisins milliardaires, Bernard Arnault et François Pinault. Leurs vignes, Clos des Lambrays pour l’un, Clos de Tart pour l’autre, sont séparées seulement par un mur. On les contemple depuis la fenêtre du bureau de monsieur le maire. Ces deux communes minuscules sont mondialement connues. Elles ont en commun de cumuler les grands crus, reliées l’une à l’autre par le célèbre Bonnes Mares.
École communale en commun
Pour ces mêmes raisons, comme à Vougeot ou à Vosne-Romanée, le niveau de la fiscalité est inhabituellement élevé. La flambée du foncier viticole bourguignon embrase les déclarations annuelles des petits bourgs de la Côte de Nuits. Mais ce qui s’apparente alors à un privilège peut paradoxalement priver les administrés de certains moyens. L’État ne prête pas aux riches. La concentration de hauts revenus agit inversement sur la dotation globale de fonctionnement (DGF), l’une des principales ressources communales.
Les maires font donc avec les moyens du bord. Pour conserver la vitalité de leurs villages siamois, Jean-Luc Rosier et François Marquet sont sur plusieurs fronts à la fois. Celui de l’école tout d’abord. 70 élèves sont inscrits en maternelle et en primaire à Morey, dans le cadre d’un RPI (regroupement pédagogique intercommunal) avec la commune de Chambolle.
Celui du foncier ensuite. Contrairement à sa voisine, emmitouflée entre vignes et Hautes-Côtes, Morey a un peu d’espace à offrir sur sa plaine aux primo-accédants que la commune tente de séduire, malgré une hausse sensible des prix de l’immobilier.
Et puis, il y a le pin-pon des pompiers. Une petite brigade de sept à huit volontaires qui s’active en attendant de connaître le sort que le projet de super caserne de Gevrey-Chambertin lui réserve. Mais c’est surtout grâce aux lampions du 14-Juillet que les Loups de Morey et les Chambollois ont appris à faire la fête ensemble. Sous la cocarde, au rythme des flonflons et de l’accordéon, au son de La Marseillaise, les esprits se rapprochent.
Le pouvoir de la Saint-Vincent
Il n’en n’a pas toujours été ainsi. De vieilles querelles nourrissent le livre de l’histoire du pays. À Morey, on jalousait autrefois la notoriété de Chambolle sur le terrain du vin. Même si, d’un point de vue purement comptable, il n’y avait aucune raison d’en arriver là.
L’appellation Morey-Saint-Denis, c’est en effet 136 hectares de vignes, dont 40 classés en grand cru et 44 en premier cru ! Des étiquettes magiques (Clos de la Roche, Clos Saint-Denis, Clos de Tart, Clos des Lambrays…), qui chantent sur les tables les plus huppées de la planète. Chambolle, de son côté, compte plus de 150 ha de pinot noir, dont dont 24 classés en grand cru et 61 en premier cru. L’appellation a accroché à son nom le grand cru dont elle a l’exclusivité, le mythique Musigny. Ça vole haut et même très haut dans les cuveries du secteur. La connexion entre un monde viticole starisé et une population plus large n’est donc pas toujours facile à opérer.
C’est justement l’une des fonctions de la Saint-Vincent. « Les gens se parlent et se découvrent », applaudit Jean-Luc Rosier. Cet ancien producteur artistique du petit écran est bien placé pour parler de l’alchimie que peut provoquer l’événement. En 1973, armé de sa caméra Arriflex 16 mm, il tourne pour une télé belge un reportage sur… la Saint-Vincent de Morey-Saint-Denis, dans les vignes familiales du domaine Rémy. Il y rencontre la fille du vigneron, Chantal, qui travaille dans la pub à Genève. Puis la rejoint en Suisse, avant de revenir en Bourgogne pour tenir un temps l’exploitation.
Jean-Luc a ensuite repris les tournages, notamment pour le compte de France 3, signant quelques émissions ancrées dans la mémoire collective dont Côté Maison et Côté Cuisine. En 1989, le couple est allé jusqu’au Chili pour y adopter un bébé de 6 mois. Florian fera son chemin. Désormais âgé de 34 ans, il gère les vignes du domaine Rémy (1,5 ha dont un peu de Clos de la Roche), ainsi qu’une activité de négoce. C’est lui, surtout, qui a pris en charge les cuvées de la Saint-Vincent 2024 (lire plus loin). La boucle est bouclée.
L’ère du Airbnb
Le parcours de François Marquet est totalement différent. « J’étais un empoisonneur », plaisante dans son style taquin le maire de Chambolle, évoquant son ancien métier de fabricant d’aliments pour bétail du côté de Louhans, avant qu’il ne s’implante en Côte-d’Or pour devenir agent commercial. Présent dans le village depuis une trentaine d’années, il s’est très tôt investi au sein de la vie associative puis du conseil municipal à la demande de son prédécesseur Régis Baudrion.
Chambolle-Musigny n’est pas non plus une commune comme les autres. « Le fait d’être attaché à la combe et d’avoir des grands crus nous fait connaître, rappelle le maire. Mais nous sommes restés dans notre jus, sans possibilité d’extension, coincé entre les vignes, Natura 2000 et les forêts. » Chambolle s’est élevé dans la roche, à l’image de ses maisons construites autour d’une cave creusée dans la pierre. Son rapprochement avec Morey s’est imposé comme une évidence ces dernières années. Les deux bourgs ont la même préoccupation face au risque de vieillissement de leur population. Les transactions immobilières sont rares et, quand elles se font, c’est la plupart du temps pour transformer les maisons en Airbnb. « Certes, cela apporte un peu d’économie dans le circuit local, mais pas de population nouvelle », s’inquiètent d’une seule voix les deux maires.
La « guerre des boutons » est rangée aux oubliettes. Aujourd’hui, Loups et Chambollois ont un business plan commun, celui de leur condition de village vivant. Chacun avec ses préoccupations. Quand le fils de Bernard Arnault ou le directeur financier de LVMH vient faire les vendanges en mode loisirs, Morey pleure quelques subsides pour restaurer son église. Chambolle pour sa part se bat fièrement pour décrocher prochainement sa première fleur auprès du label Villes et Villages fleuris. Personne, naturellement, ne se plaint de l’arrivée de ces illustres investisseurs qui font briller la Bourgogne, créent de l’emploi localement et embellissent le paysage. Mais la vie courante doit bien continuer, grand cru ou pas. Vivement la Saint-Vincent !