Sans lui, la Percée du vin jaune n’aurait pas la même saveur. À Arbois, Louis Pasteur trouva le procédé pour que le vin ne tourne pas au vinaigre. Le « château » d’enfance du savant, remarquablement conservé, nous met dans la peau de ce « bienfaiteur de l’humanité », à la fois œnologue, chimiste, biologiste, fondateur de l’immunologie… et Jurassien pur jus ! Récit fictif par Pasteur lui-même.
La maison est telle que je l’ai aimée, avec sa vigne vierge qui verdit la façade. De la petite maison familiale où mon père tannait le cuir, j’ai fait mon domaine, surélevé de deux étages au-dessus de la Cuisance, l’affluent de la Loue qui bruit sous le pont d’Arbois. Rien n’a bougé, ni le décor, ni l’agencement des pièces où j’ai habité en famille avec Marie, mon épouse, mes enfants et petits-enfants : meubles, vitraux, vaisselle domestique, même les papiers peints sont d’origine, dont certains, très fragiles, sont dorés à l’or fin. Quant à mon laboratoire, il est resté tel que je l’ai équipé, avec étuve et gaz à l’étage pour mes becs Bunsen.
On entre chez moi comme autrefois, lorsque les vignerons me consultaient pour les maladies de la vigne ou m’apportaient des flacons à analyser. Une petite plaque en émail indique modestement « Mr L. Pasteur ». Car chaque été, je reviens à Arbois, me donnant l’illusion de gagner sur ma fatigue. De mon labo, le bruit de la rivière et mes souvenirs d’enfance suffisent à me reposer. Ici, je redeviens jurassien, chevillé à ma terre natale. Le musée est ma maison ; et ma maison, « mon château de la Cuisance », comme j’aime à le dire. Ils ne font plus qu’un, ouvert à la visite depuis 1935, comme si j’étais là.
La rage de vaincre
Des tablettes numériques en plusieurs langues, disponibles à l’accueil, permettent qu’on vienne me voir à tout moment. On entre chez moi par le vestibule aux lumières tamisées, sorte de salle d’attente avec chaises, table et un insolite gong offert par mon neveu, prêt à résonner. Croit-il que je fasse la sourde oreille, enfermé toute la journée dans mon laboratoire ? Travaillons, il n’y a que le travail qui amuse !
Au mur du salon où j’anime quelquefois une partie de billard, un tableau. Signé du bisontin Émile Isenbart, il est moins intéressant par sa facture naturaliste que par la scène représentée : un jeune vacher lutte contre un chien enragé. Je parviens in extremis à lui faire inoculer le vaccin antirabique patiemment mis au point à Paris. Après le petit Joseph Meister, c’est le deuxième humain à être sauvé de la sorte. Rendez-vous compte du risque encouru alors que je n’avais testé le remède que sur des lapins et des chiens ! Les résultats sont communiqués à l’Académie des sciences. La presse est unanime.Plus qu’un triomphe personnel, c’est une avancée pour l’Humanité toute entière.
Comme un saint laïc
Dans la pièce suivante, sous la table de la salle à manger, j’ai fait poser un tapis en linoléum. Le matériau est nouveau, facile à laver et particulièrement hygiénique. Rien ne me détourne de la propreté et des microbes. J’apprécie la modernité du monte-plat qui relie la salle à manger à la cuisine en dessous. Par la fenêtre, je vois le sentier balisé qui mène à l’église Saint-Just, près de laquelle reposent père et mère. Moi, je suis loin des miens, enterré dans la crypte de l’Institut Pasteur. On m’y a mis comme un saint laïc. Mon ami le céramiste Max Claudet, lié à la famille Courbet, m’a gratifié d’une faïence commémorative, que j’ai accrochée au mur. Il en a fait tout un plat, retraçant le cercle de ma vie, les grands travaux et tous les prestiges. Loin est ma jeunesse d’artiste.
À 13 ans, j’avais déjà un sacré coup de crayon ! Il reste de cette passion adolescente quelques pastels que je revois ici ou à Dole. Montons à mon laboratoire en empruntant l’escalier extérieur, avec vue sur le jardin. Une manière de m’isoler un peu plus de la vie domestique peut-être ?
Boudoir et cabinet de toilette
Au passage, je retrouve les appartements de Marie, avec boudoir et cabinet de toilette. Aimante et pieuse, ma bonne épouse a toujours veillé sur mon image et ma mémoire sous le portrait du pape Léon XIII où elle s’endort. Elle se devait d’être associée à toutes mes recherches. À côté, la chambre de mes petits-enfants est remplie de jouets : dinette et boites votives fabriquées par les sœurs clarisses de Poligny pour Camille et Marie-Madeleine, jeux éducatifs et soldats de plomb pour Louis, qui deviendra médecin et sera un des chefs de la Résistance française. Je les ai gâtés comme un heureux grand-père.
À deux pas du laboratoire, ma chambre fut celle où mon père Jean-Joseph mourut. Et de me souvenir de sa joie quand je fus reçu à l’École normale supérieure, rue d’Ulm, en 1843. Nous nous sommes rendus à Poligny pour nous faire tirer le portrait. À ses yeux, j’étais déjà un grand homme, lui qui herborise à ses heures perdues. Cela méritait bien un daguerréotype, à côté de ses médailles de grognard remises par l’empereur. Il revint dans ses foyers la tête farcie de rêves de gloire qu’il a entièrement reportés sur moi.
Dans mon cabinet de toilette, ne vous étonnez pas de ma collection d’eau de Cologne aux vertus désinfectantes. Je sais de quoi il en retourne, moi qui ai isolé le staphylocoque, le streptocoque et le pneumocoque, agents pathogènes que les mains sales des médecins transmettent. Je me garde bien de leur serrer la pince ! Il m’a fallu 10 ans pour les convaincre de stériliser les linges, flamber les instruments et se laver avant de toucher un patient.
Explorer l’infiniment petit
Enfin, mon laboratoire, vaste et lumineux pour explorer l’infiniment petit au microscope. J’y passe la quasi-totalité de mes journées, tel que sur le célèbre tableau d’Albert Edelfelt conservé au musée d’Orsay. Le front plissé, j’observe dans un bocal une moelle épinière de lapin enragé dont j’ai obtenu le vaccin par atténuation des germes. Il faut dire que mes moyens financiers me permettent ces aménagements à Arbois, d’autant que l’Assemblée nationale vient de m’allouer des subsides pour continuer mes travaux.
Cependant, enflammé par ma fougue humaniste, je me suis laissé porter vent debout dans une candidature sénatoriale à 54 ans. Je me voyais déjà à la Chambre, imposer mes vues sur les bienfaits de la science. Bien mal m’en pris ! Un tel discours ne plaît pas aux calculs politiciens, et puis je ne serre pas les mains, il y a trop de microbes dessus. Je ne plaisante pas ! Bref, il n’y a en fin de compte d’autre bonheur qu’en mon « château de la Cuisance ».