Avec Le vin et la guerre, l’historien (et politique) Christophe Lucand met le doigt là où ça fait mal, au fond de la cave à souvenirs, exhumant les pratiques opportunistes d’une période trouble. Les nazis ont fait affaire avec certains producteurs des plus grandes régions viticoles françaises, dont la Bourgogne, c’est une certitude. Et Monaco a fait le lien avec les grands de ce monde, occupants comme alliés, pour arroser les tables de négociations. Ce qui est enfin dit et écrit.
Par Dominique Bruillot
C’est le genre d’histoire qu’on laisse volontiers au fond de la cave à souvenirs. Tabou, elle casse un peu la belle histoire qu’on raconte avec légèreté pour laisser à l’amateur de vins le souvenir de quelques notes aromatiques agréables, dans un monde de plaisir et de partage, idéalisé. Pourtant, à l’épreuve du feu et des bombes, celui que l’Église présente comme « le sang du Christ » les jours de messe, a été versé à bon compte par des marchands du temple peu scrupuleux à nos pires ennemis, à nos alliés aussi, arrosant les décors feutrés du pouvoir. Pour les Allemands, durant la Seconde Guerre mondiale, le produit des vignes françaises avait une valeur exceptionnelle, il était au sommet du butin saisi par l’envahisseur, un trophée à prendre pour tout ce qu’il représentait : l’élégance à la française, la finesse, le bon goût, furent-ils consommés par… des nazis.
« Il n’y avait aucun ouvrage sur cette thématique », constate simplement Christophe Lucand. L’homme que l’on connaît désormais sous sa casquette politique (il est le président du nouveau territoire regroupant les communautés de communes de Gevrey et Nuits) est à la base un historien. Auteur d’une brillante thèse sur l’histoire du négoce bourguignon, qui fut saluée il y a quelques années par les félicitations d’un jury présidé par Jean-Robert Pitte himself, il est aussi à l’origine d’un passionnant travail sur Le vin des poilus.
Sans jugement moral
Avec Le vin et la guerre, officiellement soutenu par la chaire Unesco Culture et traditions du vin de l’Université de Bourgogne, édité chez Armand Colin, l’historien monte d’un cran dans la révélation, au risque de secouer un peu le cocotier de l’angélisme ambiant. « Il ne faut pas nier les actes courageux qui ont bel et bien existé, rassure l’auteur, mais dans ce contexte difficile, certains professionnels sont allés au-devant de l’occupant pour faire fructifier leurs affaires. » Telle est donc la frontière entre résistance passive et collaboration active, de part et d’autre de cette ligne impalpable entre la compréhensible protection d’une activité, d’un bien ou d’un patrimoine, et l’opportunisme malsain.
Le vin, produit de luxe, est symbole de conquête. Dans les cabarets germanisés de Paris, le champagne a coulé à flot. « Hitler ne buvait pas d’alcool mais Goebbels et Göring étaient des amateurs éclairés, il y avait une véritable traque des Allemands pour dénicher ce trésor qui était aussi une valeur échangeable entre les hauts dignitaires nazis pendant la guerre », rappelle Christophe Lucand, non sans souligner en passant « l’importance de ces grands crus qui ont souvent accompagné les grandes négociations ». Un trésor que les nazis ne sont ainsi pas les seuls à avoir convoité… L’originalité du travail de Christophe Lucand réside en effet dans une méthode implacable qui finit par mettre au jour de drôles de pratiques. « Je suis un historien, je n’ai pas de jugement moral », déclare celui qui a remué les archives administratives, réveillé les sources d’information, relu les procès et fouillé dans les cartons du Ministère des finances pour reconstituer un puzzle pas toujours glorieux. La révélation concerne notamment Monaco et le rôle de plateforme que la principauté a joué, durant toute cette période trouble, à la croisée des chemins empruntés par les nazis et les alliés.
La vérité au fond du verre
L’appétit pour les bonnes choses n’est pas l’apanage de l’envahisseur, cela est une évidence. Il touche les grands de ce monde qui ne rechignent pas à boire bon alors qu’ils décident du sort de la planète. Au même moment, la chair à canon déguste sur le terrain des combats et doit se contenter d’une salutaire piquette. Et, comme rien ne se perd ici-bas, certains de ces vins de base sont même transformés en carburant, allant jusqu’à participer à l’essor des sinistres V1 et V2 allemands. On ne refait pas la nature humaine.
Le Bordelais, la Bourgogne et la Champagne sont bien évidemment les fleurons de la guerre des fins palais. Chacune de ces régions symbolise le luxe viticole et aura au final sa part du gâteau, sans qu’il se dégage un vainqueur de l’ignominie dans ce chapitre méconnu de l’histoire, et pour cause. « 75 ans après, cela touche encore des maisons et des domaines qui ont collaboré de manière un peu voyante », résume Christophe Lucand, mais qu’y faire, la vérité, pas toujours bonne à dire, est souvent au fond du verre.
En produisant ce pavé que l’on pourrait qualifier d’utilité publique, celui qui est par ailleurs engagé dans la chose publique, donne matière à réfléchir sans modération: « Entre l’historien et le politique, même s’ils portent le même nom et sont en fait la même personne, je ne pratique pas le mélange des genres. »
Difficile d’imaginer pourtant que cette connaissance particulièrement pointue qu’il a de l’histoire viticole n’a pas d’influence sur sa vision du territoire qu’il préside depuis peu, au cœur des grands crus de la Côte de Nuits.
Le vin et la guerre, par Christophe Lucand.
Éditions Armand Colin, 430 pages, 24 euros.
Sortie le 1er mars.
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