Le Clos de Tart vendu 250 millions d’euros, Neymar 222 millions. Bourgogne 1, PSG 0. Deux informations espacées de quelques semaines. De quoi remettre une vérité au milieu du vignoble : notre dérive foncière est-elle aussi délirante que celle du foot professionnel ?
Par Dominique Bruillot
Ce n’était plus qu’un secret de polichinelle. Après les ventes de plusieurs grands domaines bourguignons, il se disait (mais chut, pour vivre heureux vivons cachés, nous sommes en Bourgogne !), que le Clos de Tart, plus solidement mobilisable pour ses 7 hectares de vigne d’un seul tenant que pour la valeur de ses biens immobiliers, avait été cédé à un montant vertigineux à une maison champenoise. C’est maintenant confirmé, à hauteur de 250 millions d’euros. Trois fois rien.
Dans cette histoire quelque peu abracadabrantesque, peu importe qui achète. Les deux plus gros milliardaires français, Pinault et Arnaud, ont déjà pris pied dans la Côte de Nuits. La France entière fut émue, il n’y a pas si longtemps, d’apprendre l’acquisition par un Chinois de Macao du château de Gevrey. Et dans la liste des néo-proriétaires de grands terroirs bourguignons, on peut ainsi ajouter, dans le désordre et sans considération hiérarchique, un propriétaire de club de foot écossais, des Russes en goguette, des Champenois jaloux de la Bourgogne, des artistes, etc.
500 euros par bouteille
Une fois encore, on se fiche de savoir qui en a les moyens ou pas. On se contente de s’interroger sur le destin de nos propriétés viticoles. Récemment, une ouvrée de Montrachet aurait été négociée au doux prix de 2,5 millions d’euros. Un bout de terrain vendu juste pour faire rentrer un peu de liquide dans les caisses d’un joli domaine de la Côte de Beaune, en proie à des problématiques de succession, cela n’a rien de surprenant.
Une ouvrée désignait autrefois la journée de travail d’un ouvrier dans les vignes. Dans un hectare, il y a 24 ouvrées. L’effet de levier de cette transaction projette donc le prix d’un hectare (100 mètres sur 100, on vous le rappelle), à 60 millions d’euros !
500 euros avant même de planter, traiter, récolter, élever, vinifier et commercialiser.
Vous commencez à mieux comprendre ?
Mécaniquement, dans un monde normal, sur la base d’un amortissement raisonnable d’une durée de 30 ans, cela situe cet amortissement, hors frais financiers, à 2 millions d’euros par an. Et comme on produit en moyenne 4000 bouteilles dans un terroir de grand cru (les années se suivent et ne se ressemblent pas), cela ramène à 500 euros par bouteille l’impact de cet amortissement. 500 euros avant même de planter, traiter, récolter, élever, vinifier et commercialiser. Vous commencez à mieux comprendre?
Maintenant, regardons la Bourgogne à hauteur de ce qu’elle représente dans le monde. Elle propose les plus grands blancs et les plus grands rouges, c’est une certitude. Le chardonnay culmine sur la butte de Montrachet, le pinot noir est une légende à Vosne-Romanée. Tout cela est rehaussé et rendu exclusif par une mosaïque de climats aujourd’hui reconnus par l’Unesco, qui placent la Bourgogne au-dessus et à part de tous les autres vignobles.
Une bouteille sur 22 222
Dans une région aussi exclusive, les grands crus représentent à peu de chose près 1% de la production régionale. Autant dire que dalle. Et la Bourgogne, c’est à peine 2,5% de la production nationale. Soit rien à comparer au Bordelais par exemple. La France, qui figure parmi les tout premiers pays producteurs de la planète, revendique à peu près 18% de la production mondiale. Rassemblées dans une même équation, ces données permettent de conclure qu’une bouteille de vin sur 22 222 produites dans le monde (c’est une estimation, merci de votre compréhension) est un grand cru de Bourgogne.
Donc, un bon consommateur de vin qui s’autorise en moyenne une demi-bouteille par jour (on a les noms !), devra patienter 120 ans de sa vie de buveur pour croiser un grand cru de Bourgogne. C’est statistiquement démontré. Voilà pourquoi nous sommes la Place Vendôme du vin. Voilà pourquoi la Côte-d’Or est assimilée aux Champs-Elysées du vin.
Le feu aux ceps
Tout à coup, ces 250 millions interpellent. Ils renvoient instinctivement à ces dérives du foot qui ont récemment défrayé la chronique. À ces sommes délirantes des transactions du mercato du PSG : 222 millions pour Neymar, 180 pour Mbappé. 250 pour le Clos de Tart. Nos terroirs ont le feu aux ceps. Bourgogne 1, foot 0.
À l’échelle normale des humains normaux que nous sommes tous plus ou moins, cela peut perturber les esprits. Les meilleurs vins sont de moins en moins accessibles aux voisins de palier des grands domaines bourguignons qui, comment leur en vouloir, se laissent aspirer par cette vertigineuse spirale spéculative, poussés par des nouveaux marchés acheteurs d’étiquettes.
Pointent inéluctablement les questions du lien à la terre et du bon sens, de la transmission familiale, qui n’ont jamais été autant menacés en Bourgogne. Que dire aussi du développement tant attendu de l’œnotourisme. Dans un environnement où les vins se vendent plus facilement ailleurs et hors de prix, on est en droit de se demander ce qu’on pourra proposer sur le long terme.
Vos avis sont les bienvenus sur le sujet car nous, franchement, on reste un peu sur notre soif de sagesse…