Connaissez-vous vraiment l’histoire de l’œuf en meurette ?

L’œuf en meurette est un phare pour la Bourgogne. Mais avant d’en gober un, mieux vaut s’intéresser à son histoire. Car l’esprit meurette, ça se mérite. Bienvenue dans le pays de la « meurettocratie ».

© D.R.

Par Dominique Bruillot
dans Bourgogne Magazine n°63 (automne 2019)

Le monde entier nous l’envie. L’œuf en meurette est un phare pour la cuisine bourguignonne. Pourtant, ses origines ne sont pas aussi claires qu’on veut bien le dire. Prenons la sauce par exemple. La meurette est une sauce au vin rouge dont l’usage est large. Poissons, viande, anguille ou escargots… tout y passe et pas seulement en Bourgogne, le Poitou et l’Anjou ont droit de cité. Dans le Berry, où l’esprit poétique fait autorité, on parle même d’« œufs au vin à la couille d’âne ». Alors, qui de la meurette ou de l’œuf a commencé ? La question est aussi lourde de sens que celle de la poule qui aurait précédé l’œuf et vice-versa.

Le sel de la vie

Certains textes, dès le premier tiers du XVe siècle, du côté de Salins en Franche-Comté, évoquent la « murette de poisson » comme une « sauce dans laquelle on cuit le poisson ». Muire ou meure d’ailleurs, désignent en vieux français l’eau salée qui sort des salines. « Tout de même, cette étymologie est étrange pour une sauce à base de vin rouge », s’étonne Catherine Alloncle, de la toute jeune association dijonnaise Les Amis Meurette. Mais à y regarder de plus près, il faut se souvenir que ce sel, si précieux sous l’ancien régime, taxé de toutes parts, « était pratiquement la seule manière de conserver la nourriture ».

Veau, vache, cochon et autres poissons et légumes n’avaient pas d’issue culinaire sans lui. Le sel était leur gardien. Il n’est pas surprenant, dès lors, de retrouver quelque morceau de lard ou de couenne de jambon pour parfumer et saler la soupe. Au même titre que l’anchois, dont les vertus salines ne sont plus à vanter, en vienne à se coller à une viande. Il est même très possible que le nom de meurette, aujourd’hui associé au vin, provienne en réalité du chlorure de sodium. Mais ce qui compte, après tout, c’est que nos célèbres œufs, devenus bourguignons par appropriation, ont depuis gagné leur notoriété, figurant au top 40 des meilleures recettes de tous les temps selon le magazine américain Food and Wine.

Le château du Clos de Vougeot, légitime organisateur des championnats du monde de la spécialité, évoque ainsi en référence, l’existence de plus de 300 belles tables adeptes de la « meurettocratie », un néologisme inventé par nos soins et pour la circonstance, sur l’ensemble de la planète.

Le plat de Christophe Ledru, chef du restaurant L’Ouvrée à Savigny-lès-Beaune, lors du mondial de l’oeuf en meurette au château du Clos de Vougeot. © D.R.

Ni brouillé ni plat

Il n’est donc pas de notoriété sans l’intervention de personnages célèbres. Quand il se rendit chez son ami Bruat à Auxerre, Cadet Roussel tomba en amour des œufs en meurette soigneusement préparés par Catherine, l’épouse de son hôte ébéniste. Il s’en fit l’écho, consacrant de la sorte une tradition locale qui incarne l’excellence d’une cuisine de foyer qui, à défaut d’être révolutionnaire, relevait de l’ordinaire du peuple.

Le vin rouge, les petits oignons grelots, les lardons et les croutons aillés sont venus s’ajouter à la matelote originelle, devenant l’expression populaire propre à ces plats qui ne gâchent rien des réserves dont on dispose à la maison. Sans cesse améliorée et transmise, la cuisine au vin finit, au bout du compte, par créer les meilleures madeleines de Proust de notre existence, celles qui nous poursuivent tout au long de notre vie, souvent bien plus fortement et bien plus longtemps que les réalisations d’une gastronomie princière parfois pompeuse.

Toutefois, la règle d’or de la réussite d’un œuf en meurette reste la maitrise du pochage. Ni brouillés, ni plat, ni à la coque, les œufs sont ici cassés dans une eau frémissante, séparés les uns des autres, car la promiscuité n’est pas leur affaire. En Bourgogne, c’est le vin qui frémit d’impatience, un vieux vin qui vient mouiller à souhait les lardons et oignons rissolés, pour une sauce liée par la farine, aromatisée au final par les herbes, le thym, le laurier et le persil. Il faudra trois minutes, à quasiment la seconde près, pour que nos œufs obtiennent leur diplôme de pochés. Car toute la mission dépend aussi de la température à laquelle ils sont servis et de leur texture.

On imagine à peine l’exploit sans cesse répété de la brigade du château du Clos de Vougeot, qui doit livrer à l’anglaise et en quelques minutes, pas moins de 1 200 œufs en meurette à 600 convives. 600 autres œufs sont d’ailleurs sacrifiés pour la bonne cause. On a une pensée pour… « œufs ».

Deux visions opposées des oeufs en meurette : version traditionnelle sur cette carte postale un peu vieillotte des années 60, ou version gastronomique (ci-dessous) avec la recette revisitée par Louis-Philippe Vigilant, chef de Loiseau des Ducs à Dijon.

L’esprit meurette, ça se mérite

Vient enfin le moment du régal, le passage à l’acte. De grâce, ne coupez pas vos œufs en deux, gardez-les intacts ! Posez-en un sur une grosse cuillère et glissez-le soigneusement tout entier dans votre bouche. Quelle que soit la taille de votre palais, mesdames et messieurs, il fera son entrée. C’est le propre d’un œuf contorsionniste. Une fois installé, faites-le éclater doucement, il est à bonne température, il ne vous brûlera pas. Laissez-le vous envahir de ses saveurs vineuses, de sa texture si sensuelle. Agréable et doux au toucher, ses arômes se révèleront par le dispositif rétro-olfactif dont chacun d’entre nous est équipé.

L’œuf en meurette est tout sauf ringard. À sa façon d’exploser en vous, il est comme une sorte de précurseur de la cuisine moléculaire, sans chimie. Dans la foulée, un vieux santenay rouge un poil fatigué vous réconciliera avec la simplicité des choses de la vie. Bienvenue dans le beau pays de la « meurettocratie », citoyen rabelaisien ! L’esprit meurette, ça se mérite !