Jean-Pierre Soisson est décédé ce mardi 27 février, à l’âge de 89 ans. Indéboulonnable maire d’Auxerre pendant près de 30 ans, député de l’Yonne et ministre sous cinq présidents de la République, deux fois président du conseil régional de Bourgogne… Jean-Pierre Soisson n’a pas quitté la scène politique française pendant plus de quarante-cinq ans.
Article publié dans Bourgogne Magazine n°43, en mai 2015.
Par Emmanuelle de Jesus et Antoine Gavory
Il aurait pu classiquement débuter par son premier succès électoral, sa dernière campagne ou son premier portefeuille de ministre. Mais c’est dans la chaleur du désert, la peur et le sang que Jean-Pierre Soisson entame le récit de ses souvenirs.
L’épreuve algérienne
En 1957, jeune officier de 23 ans, il doit faire face à la révolte de ses harkis dont il découvre la trahison quand le FLN attaque le poste qu’il commande. Retranché avec ses deux sous-officiers dans une pièce d’angle, il tiendra toute la nuit contre ses propres hommes. Au petit matin, les engins blindés du troisième régiment de chasseurs d’Afrique viennent délivrer les trois Européens. Les rebelles seront sommairement jugés, et tous exécutés. « Un de ces hommes avait mon âge, raconte Jean-Pierre Soisson. Je l’avais choisi pour être mon ordonnance. Il m’a regardé au moment de mourir… ses yeux… Je ne les oublierai jamais. En Algérie, j’ai vu des choses affreuses. »
L’Algérie… Le jeune provincial doué, fils de bonne famille, « qui rêvait, comme Stendhal, de devenir préfet », l’avait découverte à peine deux mois plus tôt après un sage parcours qui l’avait mené de Sciences-Po à l’ENA, où, avant de débuter sa scolarité, il était tenu d’effectuer son service militaire. L’Algérie, donc, sous les ordres du « Petit Prince », le légendaire colonel Antoine Argoud. « Il allait dans l’Atlas à pied, sans treillis et sans arme », se souvient Soisson. Ce « croisé de l’Algérie française » deviendra un des chefs de l’OAS. Auprès de lui, le jeune officier apprendra les sentiers du désert qu’ignorent les cartes officielles. En Algérie, il ira contre son cœur – dans le sillage de Mendès-France, Soisson désapprouve l’action de la France dans sa colonie maghrébine – mais suivra la raison qui pour lui n’aura toujours qu’un nom, la République française. Serviteur de l’État aux méthodes de rebelle : son destin, Soisson l’Icaunais l’a forgé dans le sable du désert algérien.
De Senghor à Auxerre
De retour en France et malgré un premier appel du pied de l’UNR (parti créé en 1958 pour soutenir le Général de Gaulle), Soisson refuse de se présenter aux législatives à Auxerre. Il intègre la Cour des comptes, travaillera auprès d’Edgar Faure, d’Yvon Bourges, alors ministre de l’Information, le suivra lorsque ce dernier devient ministre de la Coopération dans le contexte de la décolonisation et des accords de coopération avec les nouveaux États africains. C’est à cette occasion que Soisson fait la connaissance de Léopold Sedar Senghor. Le président du Sénégal est un très proche de Georges Pompidou, alors Premier Ministre français – les deux hommes ont été élèves à Louis-le-Grand.
C’est par l’entremise de Senghor que le nom de Soisson parviendra jusqu’à Matignon, c’est par Pompidou que Soisson sera en 1967 le candidat désigné de la majorité aux législatives à Auxerre contre un gaulliste, Pierre Lemarchand. Surnommé « le barbouze du Général », envoyé en première ligne pour contrer l’OAS en Algérie, Lemarchand a été impliqué dans l’enlèvement de Ben Barka, opposant du roi Hassan II au Maroc. La campagne sera terrible, Soisson, malhabile, « ne trouvant pas les mots du cœur », est défait par le candidat de la gauche malgré un bon résultat au premier tour. Mais il apprend vite et le prouvera toute sa vie.
Le pouvoir des mots
Député de l’Yonne, maire d’Auxerre, plusieurs fois ministre : à partir de 1968 et jusqu’à son retrait volontaire en 2012, Jean-Pierre Soisson ne quittera plus la vie politique française. De ces années exaltantes, il retient quelques noms, quelques visages, unis non seulement par l’exercice du pouvoir mais aussi par l’amour des mots. Evident, au fond, pour celui qui a signé une dizaine d’ouvrages, confessant avoir besoin d’écrire « tous les matins », qui fut remarqué par Senghor – premier Africain à entrer à l’Académie française – , adoubé par le normalien Pompidou, qui se souvient des heures passées « dans la bibliothèque de l’Assemblée nationale en face d’Aimé Césaire. J’allais lui chercher ses livres. »
C’est par les mots que Mitterrand le convaincra de devenir son « ministre d’ouverture », lors de son deuxième mandat en 1988. « Mitterrand m’a séduit, analyse simplement Soisson. Je disais René Char, il répondait Saint-John Perse… » Pirouette érudite pour dissimuler un amour du pouvoir jamais démenti ? Ou vérité difficilement assimilable à notre époque où les politiques sont, d’abord, d’efficaces techniciens et de grands communicants ?
Un peu de joie, beaucoup de solitude
S’il fut en son temps accusé d’un opportunisme digne de Talleyrand, y compris par ses amis politiques qui n’ont pas digéré cette « trahison » – le mot reviendra lorsqu’il sera élu à la tête du conseil régional de Bourgogne avec les voix du FN – on ne voit guère Soisson user aujourd’hui d’une cabriole pour dépeindre son itinéraire. Pour preuve ce regard las, ces mots amers : « La politique c’est un peu de joie et beaucoup de solitude. J’ai un regret : je n’ai pas vu grandir mes fils. Ils m’en veulent encore aujourd’hui. » En 2012, Jean-Pierre Soisson a passé la main à Guillaume Larrivé, son ancien suppléant, qui a pris sa succession comme député de l’Yonne.
S’il n’ignore rien de ce qui se passe dans son ancien fief, s’il donne volontiers ses conseils de vieux lion, Jean-Pierre Soisson affirme qu’il laisse le jeune loup mener sa barque à sa guise, convoquant à la barre l’ombre de Molière : « Je ne vais pas jouer la statue du Commandeur ». Sa vie balançait jusqu’à aujourd’hui entre Paris, là où palpite le cœur de l’État, et Auxerre, dont les racines terriennes lui offrent un refuge qu’il répugne à quitter sinon pour un bateau en Méditerranée. Tout près de cette Algérie qui l’a fait homme et où il n’a jamais voulu retourner.