Michelin va livrer son menu surprise ce jeudi. Mais sait-on seulement quel est le prix d’une étoile pour un cuisinier indépendant ? L’histoire de Jérôme Brochot apporte certains éléments de réponse : grâce à son bistrot dijonnais L’Impressionniste, place des Halles, il vient de sauver son établissement étoilé Le France à Montceau-les-Mines.
Par Dominique Bruillot
Photo : Christophe Remondière, sauf mention contraire
Livrée sans autre forme de commentaire, c’est le principe même de ce peu loquace mais si efficace « Guide rouge », l’attribution ou l’enlèvement d’une étoile peut changer une vie. Cela, tout le monde le sait. Et chacun y va volontiers de sa petite déduction, allant même jusqu’à attribuer à Michelin des responsabilités parfois lourdes et définitives dans le destin des champions qu’il fait et défait au fil de ses parutions.
Nous n’irons pas plus loin dans le propos. Mais comment ne pas saluer l’incroyable puissance de cette institution mondialement reconnue, qui a finalement bien plus de sens aujourd’hui, face au populisme rampant de ces sites qui confient l’acte critique à des internautes dont le coup de fourchette est plus ou moins bienveillant et souvent inexpérimenté.
On vous entend déjà crier que notre posture est antidémocratique. Que nenni. En réalité, on vous le dit, rien ne peut remplacer l’avis éclairé (et argumenté, car des rapports sont scrupuleusement rédigés) d’un inspecteur qui assume la responsabilité de ses choix en dos carré collé et pour l’éternité. Amen.
Les belles années
Le Michelin, après tout c’est le Michelin. Personne ne peut lui contester sa suprématie. Derrière le décor flamboyant d’une cuisine française qui veut dominer le monde, il y a cependant une réalité moins « glamour » que le « croquant » chantant d’un Cyril Lignac animant une émission télé nous le laisse supposer. Le chef est le chef de sa cuisine, il est aussi le chef de sa soupe, donc de l’entreprise qu’il dirige. Le chef du piano n’est pas non plus cet artiste auquel on le résume souvent dans une vision romantique de son métier, il est avant toute chose un patron, chargé d’âmes et bien souvent criblé de dettes.
On en vient à l’exemple de Jérôme Brochot. Son histoire, on vous l’a déjà racontée. Révélé à la cause gourmande par Bernard Loiseau, ce fils d’éleveurs de l’Autunois a très vite décroché son sésame à Montceau-les-Mines, d’aucuns voyant en lui (nous les premiers), le potentiel d’une deuxième étoile. Avec son ex-épouse Maria, il a fait de son établissement Le France, dans une région peu propice aux fastes gastronomiques, le vaisseau amiral d’une cuisine ambitieuse entre Charolais et Morvan.
Bibendum a pris acte du talent de Jérôme, avec l’heureuse récompense qui a poussé ce dernier à investir quelques millions d’euros dans ce qui n’est pas à proprement parler, avec tout le respect dû aux Montcelliens, une station balnéaire. Du temps de Mathus, son maire, la ville a même refait la place devant l’établissement, rien que pour lui.
Ce capitaine au cœur de miel, très en vue dans son pays, a fini par embarquer à bord du France un matelot actionnaire minoritaire de choix, un certain Fabrice Lucchini, emballé par l’assiette qu’on lui proposa un soir de représentation à Montceau. Comme quoi, tout peut arriver, n’importe où et à n’importe quel moment.
Sauvetage du France
Seulement, crise oblige, ce qui était déjà difficile avant est devenu pratiquement insurmontable à l’épreuve d’un contexte économique chancelant. Craignant pour la survie du France, Jérôme Brochot est parti en croisade, en quête d’une solution de type bistrot, comme tant d’autres de ses confrères étoilés.
Au même moment, un changement n’arrivant jamais seul, sa vie privée prend un nouveau cap. Mais rien ne pourra l’écarter de son objectif, celui de trouver un modèle économique pour sauver du naufrage annoncé ce paquebot qui tangue en eaux étoilées, avec un bel équipage à bord, et surtout un second de haut niveau, depuis 17 ans.
Après Beaune et différentes tentatives plus ou moins tentantes, la faillite d’une petite table autour des halles de Dijon lui ouvre une perspective. La bataille n’est pas simple. Elle est celle d’un chef d’entreprise après tout. Alors que le tribunal de commerce de Saône-et-Loire, alerté par ses difficultés, tente de le persuader de fermer Montceau, Jérôme Brochot trouve la force d’opposer à cette hypothèse un plan de sauvetage grâce à l’ouverture d’un bistrot dans la capitale bourguignonne. À ce moment, il y a un peu plus d’un an, le France affiche des pertes conséquentes et une trésorerie bien évidemment tendue. Il ne fait que sauver les apparences.
Navette Montceau-Dijon
Le cuisinier parvient alors à racheter le fond de commerce de l’établissement Les Négociants à la barre du tribunal de Dijon et dans de bonnes conditions. Cette aubaine donne un peu de marge au business plan de son Impressionniste, elle pose les bases d’une nouvelle vie pour lui. Urbaine, sa table convoite un public de bistrot, avec des plats simples, bien maîtrisés, portés par la réputation d’avoir été conçus par un chef finalement bien présent sur place. Mais c’est à Montceau, où le France dispose d’un outil bien plus performant et de belles compétences, qu’une bonne partie des préparations se font, régulièrement transportées par navette.
Devenant le sous-traitant du bistrot, l’établissement étoilé trouve de nouvelles ressources. En un an à peine, il inverse même la tendance et redevient bénéficiaire, grâce aux 80 couverts que l’Impressionniste sert chaque jour, après avoir connu une période d’adaptation plus ou moins facile. Tout le monde mange à sa faim désormais, dans le 71 comme dans le 21.
L’histoire ne nous dit pas encore si Le France conservera son étoile lors de la prochaine livrée du Michelin. Elle nous enseigne toutefois que quelques lignes dans un guide peuvent avoir effectivement des conséquences insoupçonnées. Mais cela ne devrait pas couper l’appétit des petits hommes de Bibendum.