Ils sont boulanger, cuisinier, pâtissier, coiffeuse et carrossière de métier. Ils ont connu le CFA en mode apprenti et sont aujourd’hui de l’autre côté du miroir. Ces profs en circuit court se sentent proches de leurs élèves. Encore plus face à une jeunesse qui revendique de nouvelles attentes en matière de qualité de vie. Rencontres croisées sur le thème de la transmission.
Depuis 2018, le chef d’établissement a une plus grande marge de manœuvre pour choisir ses enseignants. Le diplôme ne fait plus seul la loi. Cette évolution laisse une large place au potentiel du candidat et à la validation de son embauche par le directeur du CFA. Christine Fréquelin va bientôt passer la main à la tête de l’École des Métiers Dijon Métropole. Elle voit ça d’un très bon œil : « Je suis la capitaine d’un grand vaisseau, il est important de bien connaître ses équipiers de bord, de les choisir sur des critères et des valeurs rassurants. » Quitte à assumer le fait de « donner une certaine priorité aux ex-apprentis croisés sur mon chemin ».
« On devine leurs attentes »
Le point de vue est très intéressant. Il semble donc venu le temps de l’enseignement-apprentissage en circuit court. Samantha Cattanéo, 25 ans, et Françoise Pecqueux, 26 ans, en sont la démonstration active.
La première a décroché son CAP puis son bac carrosserie avant de devenir enseignante de cette même discipline. Sans passer par la case entreprise en dehors de l’alternance, et sans changer d’adresse. « C’est une sensation assez étrange que de passer de l’autre côté du miroir, mais ça se vit bien », témoigne la jeune femme. Au service de 70 apprentis (dont une dizaine de filles !), elle peut s’appuyer sur l’expérience de son collègue Marcel, au cursus très différent. Bien des barrières sont tombées. Celle de la féminité en premier lieu, qui n’est plus un obstacle à l’autorité et s’intègre au gré des évolutions technologiques du métier. Même s’il faut toujours jouer du marteau pour remettre la tôle en forme ! Puis il y a ce rapport quasi direct à l’apprentissage que Samantha a connu il y a peu finalement : « On se met facilement à leur place, on devine mieux leurs attentes. »
Un avis largement partagé par sa consœur Françoise malgré un parcours atypique. Après avoir suivi une première littéraire, dans un contexte familial pas forcément favorable à l’apprentissage, elle a choisi, à l’âge de 17 ans, de se consacrer à la coiffure. CAP compris, la jeune femme a durant 7 ans exercé son métier dans 4 salons aux styles très divers, partageant aussi bien l’atmosphère d’un salon de luxe que celles d’une chaîne et d’un indépendant. « Cette pratique multiple, je l’utilise pour en extraire le meilleur », commente Françoise, qui prépare en ce moment un brevet de maîtrise via la Chambre des métiers. « Préférant la transmission du savoir dans le cadre d’un CFA à l’acte commercial en entreprise », son destin semble tracé.
L’influence de la téléréalité
Bien sûr, l’enseignement prodigué entre les murs du CFA n’est qu’un support à la réalité du travail sur le marché de l’emploi. L’entreprise et le maître de stage demeurent la première influence formatrice.
Jean-François Renaut en sait quelque chose. Ce prof de cuisine de 38 ans dut en son temps aller jusqu’en région parisienne pour décrocher son BTS en alternance. Il apprécie aujourd’hui de retrouver le CFA de ses débuts pour former quelques CAP mais surtout des BP et des BTS, signe de l’évolution remarquable de l’établissement qui l’a vu naître au métier. Jean-François a connu l’ambiance feutrée des Logis de France et la rigueur de l’économat propre à la restauration collective. C’est sa 13e rentrée à l’École des Métiers. Il se voit encore progresser par la voie d’une licence en gestion professionnelle. Après les effets parfois déroutants de la téléréalité qui donne une vision idéalisée du métier de chef, il est désormais confronté aux nouvelles attentes d’une jeunesse préoccupée par son bien-être et parfois effrayée par la dureté du secteur CHR. « Il y a une certaine prise de conscience de cette évolution chez les employeurs », tempère l’enseignant.
Julien de Oliveira, 35 ans, n’est pas loin de cette position, même si, selon lui, « la télé a eu une influence moins dommageable en pâtisserie qu’en cuisine ». Son Brevet technique de maîtrise (BTM), c’est à Dijon qu’il est venu le chercher, avant de vivre sa vie d’ouvrier dans différentes entreprises et laboratoires de la région. Il y a 7 ans, il a vécu la possibilité de devenir enseignant a comme « une opportunité à saisir ». La pâtisserie est un univers de construction et de rigueur qui attire beaucoup la jeune génération. Avec un bémol toutefois, car cette dernière est attachée à la préservation de son temps libre et de sa vie privée. Pour elle, l’heure c’est l’heure.
La part invisible de l’enseignement
On pourrait débattre longtemps sur ces changements de comportement, en grande partie accélérés par la crise sanitaire. Mais pour le boulanger qu’est Rémy Auger, comme pour ses camarades de l’École des Métiers, cette aspiration se double de l’omniprésence du smartphone et de la tablette. Il est le plus ancien de nos témoins dans l’enseignement. Formé à Vierzon puis à Talant, en alternance au sein du CFA la Noue (l’ancien nom de l’École des Métiers), il a exercé durant six ans dans différents établissements à Sancerre et en région dijonnaise, avant de revenir dans son CFA en 2005, pour y enseigner. Titulaire d’un brevet de maîtrise depuis 2012, il intervient aujourd’hui auprès d’une centaine de candidats aux CAP et BP. Et fait lui aussi le constat que « de nombreux jeunes attendent un peu que ça tombe du ciel », comptant trop souvent sur le Net pour résoudre leurs équations.
Alors, pour Rémy, Jean-François, Julien, Françoise, Samantha et les autres, la valeur ajoutée de leur enseignement est la partie invisible de l’iceberg. Elle ne n’apprend pas en surfant sur Wikipédia. Elle concerne la qualité de l’échange, la compréhension mutuelle, la part donnée au savoir-être.
La conclusion de Christine Fréquelin valide ainsi le choix d’un enseignant issu du sérail, encore proche de va vie en apprentissage : « Il sait mieux que quiconque ce que peut endurer, et surtout ce que ne peut pas endurer un apprenti. » Ce qui est assez logique au demeurant.