Pendant plus de deux siècles, les gaudes ont été la nourriture de base des habitants de Franche-Comté, de Bresse et d’une partie de la Bourgogne. Aujourd’hui, les jeunes générations les ignorent, même si la plupart ont sans doute déjà mangé des plats préparés à base de cette farine de maïs torréfié, qui pourrait bien surfer sur la vague du bio et du végétarisme.
Article extrait d’un hors série A table entre Bourgogne et Franche-Comté, co-produit par les revues Bourgogne Magazine et Cœur de Comtois, en vente en kiosques à partir du 10 mai(*1).
Par Céline Trossat
Photos D.R.
Le célèbre écrivain Alexandre Dumas, dans son Grand Dictionnaire de cuisine, évoque les gaudes au détour d’une définition: « Maïs: sorte de grain, autrement appelé blé de Turquie; il contient beaucoup d’huile et de sels essentiels; on en fait du pain, qui se digère difficilement, qui pèse sur l’estomac, et qui ne convient qu’aux personnes d’un tempérament fort et robuste. On fait avec de la farine de maïs, du sucre et du lait, une bouillie qu’on appelle gaudes. Lors que les gaudes sont refroidies, il est bon de les couper en tranches, que l’on fait griller et que l’on saupoudre avec du sucre. On peut introduire dans cette bouillie de la moelle de bœuf ou du beurre frais, ce qui la rend plus savoureuse, et quand on y joint des raisins de Corinthe ou de l’écorce de cédrats confits, on en fait un entremets assez agréable à manger. »
Ce plat traditionnel était donc bien connu à son époque. Et son histoire, comme le rappelle cette définition, est liée à celle du maïs et de son importation dans le royaume de France.
Arinthod, berceau des gaudes
Le maïs est originaire d’Amérique centrale et de la proche Amérique du Sud; c’est là que les Espagnols l’ont découvert. Ils l’ont rapporté dans leurs navires et, très vite, il s’est ensuite répandu en Europe. En Franche-Comté, les premiers grains de maïs furent semés à Arinthod, dans la vallée de la Valouse, probablement vers 1640. Henri Bouchot, dans La Franche-Comté, ouvrage publié en 1890, écrit: « Arinthod paresse, Arinthod sommeille en été à cause du soleil lourd des montagnes, en hiver à cause des neiges. Pourtant son petit monde n’y laisse point perdre les biens du bon Dieu, loin de là. C’est la terre des grands éleveurs, aussi et surtout la patrie des gaudes. Les gaudes ! Cette farine jaune faite de maïs de Turquie, pour dire comme là – base de la nourriture des Comtois de jadis… venue d’on ne sait où, apportée par on ne sait qui, fut pour la première fois récoltée à Arinthod il y a plus de deux siècles. Et des bords de la Valouse, de proche en proche, la mode gagna le haut et le plat pays, s’imposa jusqu’à monter en Bourgogne, à descendre en Bugey et en Suisse, à envahir l’Est tout entier. »
Un aliment incontournable
Les gaudes deviennent une véritable institution, et ce n’est pas Pasteur qui nous contredira: « Ce qu’on aime là-bas, vous l’offrez ici. Vous nous donnez des gaudes, ce plat du terroir de mémoire si grande que vous l’avez élevé à la hauteur d’une institution. » Précieuses, elles permettent la survie des habitants à une époque où règne souvent la disette. Mais qu’on ne s’y trompe pas, les gaudes ne sont pas l’apanage des classes les plus pauvres; les bourgeois aussi en raffolent. Les enfants, que le peintre local Gaspard Gresly représente dans plusieurs toiles mangeant des gaudes, se chamaillent même pour la « rasure », c’est-à-dire la partie de la bouillie qui reste attachée au fond de la marmite. Robert Bichet, dans sa Célébration des gaudes, autrefois plat national comtois, parue aux éditions Cêtre en 1983, écrit même que les petits Comtois ont inventé le pop-corn: « Ils mettaient tremper les grains au préalable dans l’eau salée et les faisaient éclater en les chauffant sur le couvercle des fourneaux. Ils appelaient cela “faire les dames”. Il y avait quelques grains qui n’éclataient pas et qui se carbonisaient, ils appelaient ceux-là “les messieurs”. »
Les gaudes envahissent les maisons. Les épis de maïs récoltés sont suspendus aux auvents et aux poutres de la cuisine pour sécher. Puis, lors de soirées, on se retrouve en famille, ou entre amis, pour le dépouillage, autrement dit pour enlever les feuilles blanches qui entourent l’épi. Ces spathes servent à confectionner des paillasses. « Je me ressouviens du temps des veillées/Passé dans la grange avec les amis / Les langues, les mains étaient déliées / Et l’on débourrait des milliers d’épis », écrit la poétesse jurassienne Blanche Maynadier dans son poème Ce blé de Turquie (1981).
Les épis, quant à eux, sont cuits dans le four à pain; c’est ce que l’on appelle la torréfaction ou « fournayage ». Cueillis « en lait » (le liquide blanchâtre contenu dans les jeunes épis) ou à maturité, les grains sont grillés avant d’être réduits en farine à la maison ou au moulin voisin. Robert Bichet précise à ce sujet que, contrairement aux habitants des vallées du Doubs, de la Saône et de l’Ognon, qui possédaient des moulins à gaudes, les Jurassiens devaient porter leurs grains de Turquie chez le meunier voisin. « Il y avait alors des petits moulins actionnés par une roue hydraulique sur presque tous les ruisseaux de Franche-Comté. Ces moulins avaient généralement un équipement spécial pour les gaudes, qui consistait en de bonnes vieilles meules qui broyaient le grain mieux que ne peuvent le faire les machines des moulins modernes. »
Amour et désamour
Le moulin Taron, à Chaussin, dans le Jura, fait perdurer cette tradition. La famille éponyme fabrique de la farine de maïs torréfié. Elle s’est mise à la farine biologique dès le début des années 1990. Cependant, peu de particuliers s’approvisionnent à son magasin; ses clients sont plutôt les professionnels de la minoterie. Mais des chefs réputés utilisent également la farine produite ici dans leurs plats. Romuald Fassenet, du Château du mont Joly à Sampans, a ainsi préparé un « filet de truite en meunière de gaudes, purée de carottes sauce yuzu au vin jaune » lors de l’émission Midi en France tournée à Dole en 2014.
La dernière grande période de consommation des gaudes remonte toutefois à la Seconde Guerre mondiale. Après une période de mieux-être, les Comtois, qui manquaient de nouveau de tout, un peu partout, durent revenir aux gaudes, par nécessité. François Cantenot, directeur de la minoterie d’Échenon en Côte-d’Or, en témoignait il y a un peu plus de trente ans: « Une bonne partie de la population a été dégoûtée par les gaudes que nous avons été amenés à fournir pendant la guerre ; le maïs était beaucoup moins rationné que le blé, mais nous avions une matière première d’une qualité catastrophique. Les gens ont donc mangé des gaudes par quasi obligation, et dès que les rations ont été supprimées, ils se sont réjouis de n’avoir plus à en manger. »
120 ans grâce aux gaudes
Aujourd’hui, on déguste encore des pains spéciaux, des poissons et autres plats cuisinés avec de la farine de gaudes, mais sans toujours le savoir. Dans la plupart des départements, les champs de maïs semblent s’être volatilisés en même temps que la vigne. Un certain nombre de médecins, à l’époque de leur gloire, vantaient pourtant les vertus des gaudes pour la santé. Et dans le Jura, on racontait une histoire qui pourrait bien vous inciter à goûter à ce mets: Jean Jacob, surnommé « le serf du mont Jura », âgé, dit-on, de 120 ans, fut conduit en grande pompe à Paris. Né le 10 novembre 1669, il devait mourir deux ans après ce triomphal voyage dans la capitale. À Paris, le roi Louis XVI demanda à le voir. Il le félicita et lui demanda la cause d’une pareille longévité. Et le paysan de lui répondre: « Votre Majesté pourra vivre aussi longtemps que moi en mangeant des gaudes! »
(*1)Pour recevoir chez vous le hors série A table entre Bourgogne et Franche-Comté, envoyer un mail à l’attention d’Anne-LIse, [email protected]