Ludivine Griveau : « Le lundi suivant, je suis en plein Hospices blues »

La régisseuse du domaine des Hospices de Beaune et ses équipes ont terminé le marathon des vendanges et de l’entonnage. Le vin est prêt et le millésime s’annonce exceptionnel, comme souvent en Bourgogne avec les années en 9. Place au second marathon, celui des enchères ce dimanche 17 novembre, que Ludivine Griveau court en talons et tailleur.

Ludivine Griveau, régisseuse du domaine des Hospices de Beaune depuis 2015. © Michel Joly

Propos recueillis par Arnaud Morel
Pour DBM78 

Ce dimanche 17 novembre, c’est le grand jour. La cinquième vente pour vous en qualité de régisseuse. Comment appréhendez-vous cet événement si déterminant ?

Que ce soit la première ou la cinquième vente, il y a une trame commune : mon trac ! J’ai toujours le trac, le même que lors de mon arrivée en 2015. Je suis cependant plus à l’aise. Je parfais, année après année, ma connaissance des vignes du domaine, et celle de mon équipe. Et l’orientation d’élite que j’ai fait prendre aux Hospices s’inscrit dans le bon sens. Cette année, le contexte géopolitique – les taxes sur le vin aux États-Unis*, le Brexit, notamment –  fait peser quelques incertitudes, mais je suis assez confiante. Le job est fait, je ne peux plus rien y changer de toute manière.

Concrètement, comment va se dérouler cette journée pour vous ?

Ah, le jour J, l’heure H… D’abord, je me lève tôt, ce qui est habituel, mais la veille, il y a le dîner de gala au Clos Vougeot, et l’on se couche tard. Je prends le petit-déjeuner avec mes trois enfants. C’est essentiel. Je me nourris d’eux. Ils sont tout neufs, sans idée reçue ni a priori. Il m’ont vue travailler dur toute l’année et je ne cesse de leur rabâcher que le travail, ça paye. Ça doit donc aussi payer pour moi pensent-ils, ce qui me donne une vraie confiance et beaucoup de sérénité. Puis je saute dans un tailleur, je mets des talons hauts et me voilà prête pour la conférence de presse donnée, cette année, aux halles de Beaune. J’explique alors à la presse les itinéraires techniques qu’a pris le domaine cette année. À la fin de la conférence, je reste un peu, pour avoir le plaisir de discuter avec les parrains et marraines des associations bénéficiaires de l’année, et les personnalités. L’an dernier, j’ai rencontré Erik Orsenna, qui m’a demandé de lui écrire un petit mot pour présenter le millésime 2018. Imaginez ! Moi, qui dois écrire un texte pour un académicien ! Il m’a dit « on s’en fout, tu m’écris le texte avec tes propres mots », et il l’a lu en public le soir même.

Puis viennent les enchères…

Pas tout de suite, il y a déjà le déjeuner dans la chambre du roi, avec tous les officiels. Là, il faut quand même « faire le job », on est un peu en représentation. Les enchères arrivent à partir de 14 heures, et à ce moment-là, je me réfugie dans ma bulle. Arrive le premier coup de marteau, et moi, j’attends. Je regarde le tableau des ventes, je réponds aux questions des journalistes.  Après la vente, je risque de verser quelques larmes, la pression retombe. Et là, il me faut encore me changer entre deux portes, et je cours au dîner de gala en robe de soirée. J’y ai ma récompense : le regard de mes parents, qui m’encadrent pendant le dîner. Et la journée se termine. Je vous avoue que le lundi suivant, je ne suis bonne à rien, je suis en plein « Hospices blues » ; généralement, je rentre chez moi de très bonne heure, après avoir fait semblant de ranger des papiers dans mon bureau (sourires).

Dites-nous comment se présente ce millésime 2019.

L’année a été complexe, avec des événements climatiques majeurs, aussi bien le gel que la canicule. Mais nous sommes rassurés maintenant : en cave, les terroirs se sont bien individualisés, malgré ces aléas. Le pommard goûte comme un pommard, et c’est vraiment ce que nous cherchons. Au final, je reste étonnée, effarée, admirative de la résistance de la vigne, notamment face aux très fortes chaleurs. On a eu un peu de grillure (ndlr, des raisins dont la peau est brûlée par le soleil), mais modérément. Nous avons beaucoup travaillé pour gérer les pics de température de l’été : nous avons rogné plus haut, pour que le feuillage fasse plus d’ombre sur les grappes, mais nous avons aussi dû effeuiller plus tôt que d’habitude, pour lutter contre l’oïdium, qui est détruit par les UV. Il a fallu jouer les équilibristes, mais nous nous en sommes bien sortis.

Vous êtes ingénieure agronome, mais revendiquez aussi une part d’instinct dans votre métier. Comment associez-vous l’approche scientifique et cette démarche moins cartésienne ?

Les deux ne se distinguent pas nécessairement de manière claire. Je possède un socle scientifique, un bruit de fond scientifique, mais je fais aussi confiance à mon intuition. Cette année, par exemple, a fait la part belle à celle-ci ; les cuvées réagissaient vite aux différentes actions entreprises. En 2018, c’était l’inverse, et quand la cuvée n’évolue pas comme on s’y attend, on se rassure avec ses connaissances scientifiques.

Le domaine est cultivé en bio, mais vous vous intéressez aussi à la biodynamie, et ses préparations. Que vous apportent-elles ?

Je suis une formation, en ce moment, à la biodynamie, et durant la première phase de cette formation, j’ai compris que j’avais les prérequis pour écouter et percevoir les choses qui émanent des parcelles de vignes, ressentir leur ambiance. Mais très humblement, je me rends compte que je dois aussi pousser ma découverte plus loin. La biodynamie ne coupe pas de la science, elle lui additionne des éléments. Les anciens disent souvent « Vous les jeunes, vous n’observez pas ». Ils ont raison. Pourtant, il ne s’agit pas seulement d’observer, mais aussi de ressentir les choses, la nature. Il faut laisser la porte ouverte à des éléments moins cartésiens. Je ne vous dirais pas que je suis devenue « cestpasgravologue » – je suis toujours stressée – mais admettre cette part intuitive et non rationnelle apaise les angoisses.

Au bout du compte, quel regard portez-vous sur ces cinq années à régir le domaine des Hospices de Beaune. Quelle marque y avez-vous imprimée ?

Je pense l’avoir orienté vers l’excellence, avec un saut qualitatif qu’avait déjà préparé mon prédécesseur. Je suis également plus présente dans les vignes, ce que certains pourront voir comme un aveu de faiblesse, mais j’en ai besoin pour parfaitement appréhender les 60 hectares, répartis sur 117 parcelles, dont j’ai la charge.

Comment l’équipe a-t-elle réagi à ces nouvelles orientations ?

Ce n’a pas été très simple. Imaginez, parachuter une femme au milieu de 23 hommes, dont certains avaient une grande ancienneté, et aussi une certaine réticence au changement. Je peux dire que je n’ai pas eu une énorme cote de popularité au début, mais je crois avoir rallié l’équipe à ma cause. Les plus récalcitrants sont partis, les nouveaux venus ont été recrutés pour leur adhésion au projet et en fonction d’affinités. Quatre employés nous ont quittés, autant ont été embauchés. J’avoue avoir été surprise par la difficulté de la gestion des ressources humaines, domaine dans lequel j’étais toute neuve. J’ai appris notamment à laisser de côté l’affect, pour ne conserver que l’exigence. Le régisseur est celui qui dirige l’équipe, il faut assumer ce rôle.

Vos succès aux Hospices ne vous donnent-ils pas envie d’avoir votre propre domaine ? N’aimeriez-vous pas posséder vos propres vignes quelque part ?

Oh si, j’adorerais avoir mes vignes. Je les imagine à Aloxe-Corton. J’aime bien les habitants de ce village, leur bienveillance, et j’aime ce terroir. J’adore la vue que l’on a du haut de la colline, j’en connais tous les chemins pour les avoir tous empruntés pendant mes footings. Avoir mes vignes, ce serait synonyme de tout assumer, sans avoir de compte à rendre, même si j’ai d’excellents rapports, très francs, avec ma direction. Ceci dit, avoir mon domaine reste illusoire, je n’ai pas envie d’endetter mes petits-enfants ! Mais pourquoi pas quelques vignes en fermage, dont je m’occuperais le week-end. On peut rêver !   


* 7,5 milliards de dollars de produits européens seront taxés en réponse à l’affaire des subventions accordées à Airbus au détriment de Boeing. Les vins français font l’objet de droits de douane supplémentaires (+ 25 %) depuis le 18 octobre.