Cassis et moutarde, deux emblèmes régionaux de dimension internationale, sont chacun portés par une industrie attachée à son IGP. Mais le dérèglement climatique et la pression sanitaire les menacent. Ces cultures ont quelques petites années devant elles pour éviter le pire.
On les aime beaucoup. La moutarde et le cassis sont les enfants chéris de la patrie dijonnaise, qui rayonnent dans le monde de la gastronomie. Des enfants prodiges qui ont tout intérêt à s’émanciper sur le sol régional. Les industriels sont les premiers conscients de ce que l’indication géographique protégée (IGP), obtenue pour la plante et la baie à quelques années d’intervalle, apporte à l’ensemble de leur production.
Moutarde et cassis, sœurs d’IGP
Moutarde de Dijon, dixit dieu Wiki, est un terme générique qui « correspond à une méthode de fabrication et un genre de moutarde, plutôt qu’à un produit dont la provenance et les ingrédients sont liés à un terroir ». La plante utilisée est alors originaire à 80 % du Canada, le reste venant des pays de l’Est. Cette production est même délocalisable. On fabrique plus de moutarde de Dijon aux États-Unis qu’en Bourgogne. La nôtre, heureusement, est bien plus piquante. Aussi, la présence de la mention « crème de cassis de Dijon » sur une étiquette implique que le produit a été réalisé sur le territoire dijonnais. Mais rien en ce qui concerne la provenance du fruit.
Du producteur local à l’industriel, chacun s’accorde sur le bien-fondé des démarches qui ont abouti à deux IGP : Crème de cassis de Bourgogne (22 janvier 2015) et Moutarde de Bourgogne (13 novembre 2008). Ces reconnaissances assurent au consommateur que les cultures sont locales. Elles sont le faire-valoir de deux filières industrielles, y compris pour leurs autres productions. Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, si le dérèglement climatique et le jusqu’au-boutisme écologiste ne précipitaient pas ces mêmes cultures dans l’abîme, au risque de laisser la part belle à de lointains fournisseurs moins « embêtés » par de telles contraintes. Sur ce point, les leaders de la production bourguignonne sont en parfaite osmose.
Mangez du cassis !
Florent Baillard préside Socofruits et la filière culturale du cassis. Sa coopérative réunit une cinquantaine de producteurs, les deux tiers en Côte-d’Or, le troisième tiers en Saône-et-Loire. Elle produit essentiellement du cassis, la framboise et la pêche de vigne étant aujourd’hui très marginalisées. La fourniture de fruits, du noir de Bourgogne surtout (600 hectares), est destinée en grande partie aux producteurs de crème de cassis de Dijon. Le bourgeon de cassis (250 hectares), entre quant à lui dans la composition des cosmétiques.
La récolte 2020 a une nouvelle fois fait les frais de la sécheresse. Encouragée par le stress des vergers, la cochenille s’en donne à cœur joie. Les producteurs, pour qui le cassis est une production essentielle au modèle économique de leur exploitation, mais pas la seule, ont tendance à baisser les bras. « Le Roundup, quoi qu’on en pense, est en dernière limite la seule solution pour désherber et tenir le système racinaire », souligne Florent Baillard. La filière mène alors une course contre la montre et multiplie les essais en place pour trouver une autre voie.
Ce ne serait qu’une question de temps et de considération : « On a mobilisé les acteurs du cassis avec un programme européen pour sauver les vergers, on oublie aussi que le cassis est d’abord un super fruit antioxydant aux belles vertus nutritionnelles et qu’il fait vivre un salarié pour chaque hectare de production. » Car le cassis a sa place en cuisine. Mot d’ordre du jour : mangez du cassis !
Mêmes causes, mêmes effets côté moutarde. Fabrice Genin préside l’APGMB (Association des producteurs de graines de moutarde de Bourgogne). Comme bien d’autres producteurs, il peste contre les problématiques climatiques et le peu de temps qu’on laisse à sa filière pour trouver des solutions face aux insectes et répondre aux contraintes de l’industrie agroalimentaire.
Moutarde cocardière
Depuis 25 ans, la Côte-d’Or pratique religieusement le culte de la plante jaune. Ses fidèles sont en déroute. De 350 producteurs par grand vent, on est passé à 200 aujourd’hui. Pour des raisons sensiblement identiques au cassis. Le piquant club des cinq condimentaires (Moutarderie Fallot, Unilever, Reine de Dijon, Européenne de condiments et Charbonneaux-Brabant) couvre la quasi-totalité de la production de la pâte du marché français. Ces transformateurs sont potentiellement un moteur puissant pour la culture régionale de la plante qui, au mieux de sa forme, arrivait à satisfaire un gros tiers de leur besoin. Sauf que… « Nous sommes plus chers que les Canadiens, nos rendements ont été divisés par deux et, en cinq ans, on nous a supprimé 80 % des traitements phytosanitaires. » La messe est dite.
6 500 hectares il y a trois ans, 3 500 aujourd’hui, la chute est vertigineuse. « Notre force, c’est qu’on a tout reconstruit, on a sélectionné des variétés tolérantes aux insectes, qu’il va falloir multiplier, fixer leur caractère et voir si ça colle avec les contraintes industrielles », poursuit Fabien Genin, heureux de voir dans les étals français des drapeaux tricolores sur les pots de moutarde.
L’agriculteur exploite plus de 1 000 hectares avec cinq associés à Marsannay-le-Bois. Il est donc coutumier de la logique des grandes surfaces : « Avec le blé, on perd déjà la course face aux Russes, avec la moutarde, on se retrouve face à des Canadiens protégés par des accords de libre-échange et soumis à aucune de nos contraintes. » Au pays de la moutarde et du cassis, tout porte à croire que les prophètes viennent d’ailleurs.